Billetterie

Trouve ça et recommence

Lumières, lumières, lumières

Retour à la pièce

une forme cherche
à naître
hésite s’affirme
cède au doute
se reprend
s’altère
se structure

et l’armature soudain
se disloque
s’efface
resurgit autre
ébauche le visage
de ce qui n’a pas
de visage

disparaît à nouveau
reparaît à nouveau
développant
un nouvel espace
 
un nouveau rythme
 
exigeant un nouvel œil
 
— Charles Juliet, RENCONTRES AVEC BRAM VAN VELDE
 
 

« Trouve ça et recommence1 ». C’est avec cette formule motrice que Lily Briscoe, personnage du roman Vers le Phare de Virginia Woolf, exalte son courage à peindre, à faire voir. Ouverte à l’irruption des sensations, elle s’applique à observer la vie autour avec acuité. Elle tente d’en cerner les contours, de s’en saisir par la pensée… Mais encore faudrait-il pouvoir lui donner forme et couleur, en matérialiser la vision.
 
« Trouve ça et recommence » pourrait aussi bien être le mot d’ordre secret d’Evelyne de la Chenelière lorsqu’elle s’empare de ce même roman. La nouvelle partition théâtrale obéit à une observation minutieuse, témoigne d’une fine analyse et d’une longue fréquentation. Par un processus d’écumage et de densification, Evelyne de la Chenelière puise à la collection d’intériorités et de voix tissées par Woolf. Dire écumage, c’est dire à la fois la vague – son mouvement – et ce qui s’en dégage. La force du geste d’écriture se trouve d’abord dans l’entêtement de l’auteure à rendre avec grâce et tenue une partition pour la scène qui incorpore le roman de Woolf, sans compromettre la continuité de son parcours personnel.
 
 
 

VERS LE PHARE en trois temps

 
Le roman de Virginia Woolf se présente comme un triptyque. Dans la maison de vacances sur une île d’Écosse, la famille Ramsay jouit du temps qui passe en compagnie de ses visiteurs. La première partie s’ouvre sur la promesse faite au petit James d’une balade au Phare, si le temps le permet. Tout au long de cette journée, Madame Ramsay entretien l’espoir de son fils, tandis que Monsieur Ramsay s’applique à le briser, soucieux des caprices de la météo. Lily Briscoe est installée à son chevalet, elle peint. À l’heure du repas, la famille et ses invités se rassemblent autour d’une table pour manger le fameux bœuf en daube. Et c’est ainsi que le lecteur glisse dans cette journée – du jardin à la table – à travers les monologues intérieurs des personnages.
 
La seconde partie se déroule 10 ans plus tard dans la même maison, vide, où la nature reprend ses droits. La guerre a passé (celle de 1914-1918), certains se sont mariés, d’autres sont morts, comme Madame Ramsay dont on apprend la disparition entre crochets. Car c’est par ces incises que Virginia Woolf maintient le lecteur attentif, lui signale les vicissitudes et met à jour les faits saillants, insérant ces nouvelles dans le portrait grouillant de la maison, fausse nature morte.
 
Ceux qui vivent encore reviennent finalement s’y installer. Leur retour annonce la troisième partie. Monsieur Ramsay est enfin prêt à honorer la promenade au Phare réclamée par son fils une décennie plus tôt. Lily Briscoe reprend le tableau qu’elle avait alors amorcé, puisant aux réminiscences de Madame Ramsay. Elle passe les perceptions au tamis, comme un orpailleur à l’affût d’une pépite. La vision lointaine de l’expédition au Phare combinée aux souvenirs évoqués précipite le coup de pinceau final.
 
 
 

Le paysage comme un éternel banquet

 
En 2012, Evelyne de la Chenelière avait choisi de se frotter à l’écriture de Marie Cardinal en s’appropriant le roman Une vie pour deux. Déjà (est-ce pure coïncidence?) figurait ce même paysage : les vacances, la mer, la résidence d’été. Autrement dit, un lieu en marge des ébranlements quotidiens, soumis au ralentissement, propice à la contemplation et à l’introspection. « Le paysage comme un éternel banquet. /Il n’y a qu’à choisir du regard.2 »
 
Chaque source appelle sa manière, mais reste une approche sensible de la part d’Evelyne de la Chenelière qui va au-delà de l’adaptation en engageant d’entrée de jeu et le corps, et la langue. Dans ces processus de passage, l’auteure métabolise3 les œuvres, en dégage des personnages qu’elle autonomise. Elle tend l’oreille, au-delà de l’espace du roman, à des flux de pensée qui ne sont pas faits pour être entendus, mais appartiennent à la rêverie, tout au plus à la lecture solitaire. Ici, elle crée le théâtre de Vers le Phare, en poussant l’impudeur jusqu’à faire dialoguer ces voix intimes. Car s’il y a bien une chose qu’ignorent Madame Ramsay et Lily Briscoe, c’est que quelqu’un peut lire dans leurs pensées! Ce quelqu’un arrive même à en détisser et en retisser les fils. LUMIÈRES, LUMIÈRES, LUMIÈRES est donc une rencontre privilégiée dans la conscience des deux femmes, en prolongement des voix révélées par Virginia Woolf.
 
Evelyne de la Chenelière prend aussi soin de tirer des fils qu’elle relie à ses propres obsessions : famille, enfance, création, dans le tiraillement d’une vie à plusieurs tranchants. Réalité et fiction s’entrechoquent, mettant à jour leur imposture, comme c’est le cas dans son théâtre. La littérature n’est plus seule sur la page. S’y trouvent aussi les indices – et les espaces vacants – de la théâtralité. De la pensée à la parole, du livre à la scène. Une nouvelle réalité s’installe dans la conscience de Lily : « Faut-il nommer les choses pour qu’elles existent? » L’énonciation aurait-elle le pouvoir de matérialiser les choses? « Combien de fois faut-il les dire pour les voir? » Lily sème ainsi le doute quant à son niveau de conscience, donnant l’impression que le personnage est avisé de son état de jeu, témoin des effets du langage sur la représentation. Les voix dégagées du roman sont donc remises en jeu sur la scène. La langue qui paraît couler d’instinct révèle vite ses artifices et ses contradictions. Dans UNE VIE POUR DEUX [LA CHAIR ET AUTRES FRAGMENTS DE L’AMOUR], elle était ample et sculptée, mais se butait aux limites de la parole, à travers l’aphasie du personnage de Simone :
 
 
Je parlerai jusqu’à la fin du langage,
du mensonge,
ma syntaxe se démembrera.
Ma grammaire se disloquera.
Mes phrases se décapiteront.
Mes mots se retourneront contre eux-mêmes.
Ma langue s’arrachera.4
 
 
 

L’invention d’une grammaire

 
À l’image de Madame Ramsay, élégante à tout moment, la langue de LUMIÈRES, LUMIÈRES, LUMIÈRES a une parfaite tenue. Elle ne s’effrange jamais. Les personnages imposent toutefois leur propre grammaire. Evelyne de la Chenelière investit la relativité des modes et des temps verbaux, en pointe le caractère arbitraire et reconduit l’usage, soit en tournant la grammaire en déroute ou en appliquant avec rigueur ses propres règles et définitions. C’est l’occasion d’interroger plus avant cet ensemble qui conditionne l’expression et la pensée, autre terrain de jeu de prédilection de la dramaturge. Préservant la construction du roman de Woolf, LUMIÈRES, LUMIÈRES, LUMIÈRES se déroule en trois parties. Chacune repose sur un mode et un temps distincts dont les personnages redéfinissent l’emploi, investissant les enjeux poétiques et métaphysiques de la conjugaison.
 
Au-delà de ce jeu, Madame Ramsay et Lily Briscoe s’approprient le corps du temps. En fait, la réflexion sur le passage du temps charpente le roman de Woolf et traverse son œuvre romanesque. Il se crée donc un maillage entre l’œuvre des deux écrivaines. « On ne connaît pas assez ce décalage extraordinaire entre le temps de l’horloge et le temps de l’esprit; il mériterait une enquête approfondie.5 » Comme la voix narrative d’Orlando, celle de La concordance des temps (curieusement aussi équivoque sur la question des genres) exprime l’ambiguïté de ce décalage : « Longtemps, c’est relatif, et je déteste cette expression bien qu’il soit vrai que le temps est relatif puisque ça n’a pris qu’une seconde dans la vie, alors que dans ma tête ce fut une réflexion d’au moins une semaine.6 » Ce rapprochement constaté, il n’est pas étonnant d’entendre Madame Ramsay s’exprimer ainsi : « moi-même je ne sais jamais dans quel temps je me trouve. » Et Lily Briscoe d’affirmer, dans un présent tout aussi relatif, que « Tout est devenu le passé. »
 
 
 

Un temps comme une vague

 
Le présent est un temps indécis et tiraillé, un temps de l’après ainsi que l’indiquent les tout premiers mots de Lily : « C’est fini. » Elle procède à l’inventaire de ce qui n’est plus. Si le passé se gorgeait d’expectative – l’espoir d’une promenade au Phare, s’il venait à faire beau –, le présent accuse le temps maussade, il témoigne de l’inaccompli. Tout au plus est-il l’ébauche de quelque chose, comme le tableau de Lily : il est un horizon. En réalité, le présent ne s’appartient plus, mais il demeure actif, il prospecte déjà le futur : « Sommes-nous demain? Y sommes-nous déjà? /Demain avant d’en faire quelque chose. »
 
Madame Ramsay négocie pour sa part un temps « récapitulatif » qui permet aussi d’avancer sur le mode de l’inventaire. Dire la table, les assiettes, les convives… Elle offre à Lily une démonstration du temps « où l’on peut tout à la fois projeter et se souvenir », en énonçant les étapes de ce repas familial, moment qui semble cristalliser son rôle au sein de cette microsociété où elle brille par son existence unificatrice. Le futur antérieur est, dit-elle, « le seul temps qui me donne la certitude que les choses ont bel et bien existé ». Elle balaye sa mémoire, balaye sa conscience. « Un temps comme une vague. »
 
Lily comprend ce mouvement, celui de la vague, mimé par Madame Ramsay, mais le doute lui fait adopter un autre mode, le conditionnel : « C’est moins compromettant. C’est le potentiel, l’hypothétique. Ça pourrait être vrai, mais ça pourrait ne pas l’être. » Elle invite Madame Ramsay à s’abandonner à l’exercice du doute, la guidant ainsi sur les pistes de son mari Ramsay dont l’activité consiste justement à interroger la nature de la réalité à l’aide du doute philosophique.
 
 
 

La table de Madame Ramsay

 
Autour de la table à dîner où règne Madame Ramsay prennent place ses enfants, son gage péremptoire de bonheur. « 1-2-3-4-5-6-7-8 ». Huit, tout un « tas » d’enfants. Madame Ramsay voudrait ne jamais les voir grandir, aimerait pouvoir les maintenir dans le mirage absolu de l’amour maternel. Pourquoi faut-il que le petit Andrew exprime déjà de la cruauté? Ou que James grandisse dans la haine de son père? Il faut dire qu’on observe difficilement le même dévouement chez Monsieur Ramsay et chez Madame. Monsieur a d’autres préoccupations. « Il veut [nous] faire comprendre que la vie est pleine de déceptions et de misères. Que l’existence, c’est vouloir et ne pas avoir. » En philosophe, il est toujours trop occupé à penser pour voir la beauté et la fugacité du monde. Il attend qu’on se tourne vers lui, qu’on lui donne l’attention que mérite son œuvre. Madame Ramsay entend cet appel avec pitié. Elle voudrait pouvoir le sauver, son mari, et tous les hommes qui le demandent. Lily, magnétisée par cette vocation et ce dévouement, reprend à son compte le commandement intimé par Madame Ramsay. « Oui, c’est notre rôle. Il existe un code de bonne conduite qui dit que nous devons, devant les propos des hommes, nous montrer bienveillantes et tendres; nous devons complimenter, mentir et acquiescer. C’est comme ça. »
 
Mais lorsque les « hommes s’unissent dans leur revendication de l’éternité », Madame Ramsay est plus caustique. Soit! Elle abreuve continûment leur soif de reconnaissance et sème à tout vent sa bonté et sa beauté, or le fond de sa pensée est moqueur et libertin. « Si vous saviez comme je m’en fous! », se prend-elle à penser.
 
Lily observe Madame Ramsay orchestrer ce chaos, fluidifier les échanges, esquiver les malaises. Sa beauté est inquiétante, sa bonté en viendrait même à l’agacer. Lily pourrait faire sien l’aveu d’une autre narratrice, celle de La concordance des temps : « Ta bonté est difficile à côtoyer. Vite on se méfie, vite on se sent redevable, vite on cherche à renchérir, bien sûr on n’y arrive pas, on échoue plusieurs fois par jour, et alors un matin on se surprend à être devenu odieux en réponse à cette insupportable bonté.7 »
 
 
 

Peindre ce qui échappe

 
Mais Lily ne parvient pas à se défaire de Madame Ramsay – ou littéralement, à la défaire, comme elle ose l’imaginer. Ni à se défaire d’elle, ni de sa tendresse pour elle. Il se trouve que Madame Ramsay peint elle aussi, par sa façon de regarder. « Elle peignait ce qu’on avait peine à voir, elle posait de la lumière sur la lumière. » Les deux femmes réalisent chacune une composition méticuleuse. La table à dîner de Madame Ramsay entre en correspondance avec le tableau de Lily. Deux cadres distincts font figure d’interfaces pour penser la complexité et l’agencement de la réalité. À les entendre camper des positions si contraires sur la vie – le mariage, les enfants, l’art –, on pourrait douter de cette coïncidence, mais elles travaillent pourtant chacune à créer de la beauté. Jean-Luc Nancy (un collègue de Monsieur Ramsay!) écrit ceci : « Dans la beauté, il s’agit de vérité. Ce n’est pas une vérité vérifiable, mais la vérité en tant que ce vers quoi nous sommes appelés, tendus dans un désir qui va au-delà de nous.8 » Elles cherchent la beauté pour se rapprocher du vrai.
 
On pourrait croire que la table – et autour d’elle, la maison, les enfants – appartient au domaine du concret, et la toile peinte, à celui, plus abstrait, de la transcendance. Or cette division semble ici réversible. Les deux cadres agissent de la même manière, s’agrippant au réel pour lui donner une cohésion. Evelyne de la Chenelière exacerbe la correspondance. L’ordonnance du monde selon Madame Ramsay est un processus quotidien, mais rejoint dans sa portée l’exercice créatif de Lily. Aussi absorbée par le désir d’harmonie, Madame Ramsay s’attache aux perceptions et à leurs résonnances. « [Son] rôle était précisément d’unifier, de fondre, de créer la beauté autour de cette longue table, d’inverser le courant de dissolution qui rend les objets et les gens seuls et inutiles et laids. »
 
La toile de Lily est une invention. Elle n’est pas une finalité, mais un mouvement continu, une vie. Dans cette « opacité intermittente » qui voile son regard et rend ardue la capture d’une vision claire, Madame Ramsay agit tels un vecteur de beauté, un guide, un phare. Le dialogue imaginé entre les deux femmes par Evelyne de la Chenelière cherche simplement à dégager une manière propre à chacune de mettre les mains sur le monde.
 
 
Dossier réalisé par Jessie Mill
 
N.B. Sauf mention contraire, les citations sont tirées du manuscrit de LUMIÈRES, LUMIÈRES, LUMIÈRES d’Evelyne de la Chenelière.
 

 
Jessie Mill est conseillère artistique au Festival TransAmériques. À l’occasion, elle enseigne et accompagne des projets de création en tant que dramaturge. Elle fait partie du comité de rédaction de la revue Liberté.
 
 
 
NOTES
1. Virginia Woolf, Vers le Phare, traduction de Françoise Pellan, Folio, Gallimard, 1996, p. 290.
2. Evelyne de la Chenelière, UNE VIE POUR DEUX [LA CHAIR ET AUTRES FRAGMENTS DE L’AMOUR], librement inspiré du roman de Marie Cardinal, Leméac, 2012, p. 76.
3. Selon la belle expression de Stéphanie Jasmin, collaboratrice artistique.
4. Evelyne de la Chenelière, UNE VIE POUR DEUX [LA CHAIR ET AUTRES FRAGMENTS DE L’AMOUR], Leméac, 2012, p. 76..
5. Virginia Woolf, Orlando, traduction de Catherine Pappo-Musard, Le livre de poche, 1993, p. 98.
6. Evelyne de la Chenelière, La concordance des temps, Leméac, 2011, p. 12.
7. Evelyne de la Chenelière, La concordance des temps, Leméac, 2011, p. 21.
8. Jean-Luc Nancy, La beauté, Bayard, 2009, p.33.
 
 
 
SOURCES
Evelyne de la Chenelière, La concordance des temps, Leméac, 2011.
Charles Juliet, Rencontres avec Bram Van Velde, P.O.L., 1998.
Jean-Luc Nancy, La beauté, Bayard, 2009.
Virginia Woolf, Orlando, traduction de Catherine Pappo-Musard, Le livre de poche, 1993 (1928).
Virginia Woolf, Vers le Phare, traduction de Françoise Pellan (To the Lighthouse), Folio, Gallimard, 1996 (1927).