Billetterie

Nous, Freudenbach : fratrie errante

Villa Dolorosa

Retour à la pièce

« C’est quand même beau quand les jeunes ont encore des idéaux, non? Tu n’en avais pas aussi autrefois, de ces
trucs-là? »
 
– Alice, dans la pièce FEUES LES MAINS DE ROBERT REDFORD

 
 
« Et cependant toute cette problématique
Me fait penser à un paquebot de luxe
Sur lequel une vieille élite
Fait ses derniers pas de danse
Regardez-moi
Je n’ai pas manqué de miroirs
Et pourtant je souffre
 
– Rodolphe, dans la pièce LA BALLADE DU TUEUR DE CONIFÈRES
 
 
Irina, Olga, Mascha, Andrej. Nous sommes les Freudenbach. Nos parents étaient des « snobs cultivés spécialisés en littérature russe ». Ils nous ont donné les prénoms de la famille Prozorov, célèbre fratrie des TROIS SŒURS de Tchekhov. Pareils à eux, nous sommes orphelins, d’une famille « amputée » depuis la disparition des parents dans un accident. Il nous faut désormais vivre sans eux, alourdis par l’héritage de leur éducation. Nous avons tant été stimulés, rassasiés, gavés de culture, et si bien entraînés à l’exercice critique que notre regard sur le monde est d’une exigence impitoyable. Andrej dit toujours, en se frappant la tempe : « on a nos moyens ici »!
 
Des personnages de la pièce de Tchekhov, il ne reste que nous, noyau familial mythique, sœurs et frère. Nous et nos prétendants. Les officiers de la ville voisine ont disparu, tout comme la vieille nourrice et le vieux portier. Nos parents nous ont laissés seuls! Solitude familiale, solitude intellectuelle, une impression que la fréquentation des autres ne vient qu’exacerber.
 

***
 
L’auteure allemande Rebekka Kricheldorf puise chez Tchekhov une matière qu’elle campe au XXIe siècle, dans un paysage de désarroi qui correspond au monde d’aujourd’hui, plus précisément à celui de sa génération, acculée à la faillite des grandes révoltes de la génération précédente, les « soixante-huitards », plus souvent nommés les « baby-boomers » de ce côté de l’océan.
 
L’auteure réinvente les personnages de la pièce en créant des personnages-frères, analogues à ceux de Tchekhov, dont elle maintient les traits dominants et les rôles, mais elle procède à un léger déplacement, une actualisation. Ainsi, des trois sœurs, Irina demeure l’insouciante et la cadette, mais son désir d’accomplissement par le travail ne tient plus. Éternelle étudiante chez Kricheldorf, elle aspire d’abord à une quête de sens que le marché du travail ne lui fait pas miroiter. Mascha, seule à être mariée, porte toujours une mélancolie que l’esprit du temps semble transformer en cynisme. Olga endosse les responsabilités de l’aînée et mène une carrière d’enseignante qui l’épuise. Son regard sur la fonction de pédagogue est d’autant plus caustique qu’elle mesure la distance entre leur propre éducation et le désengagement de ses collègues et élèves. Andrej reste l’artiste de la famille – il sculpte des cadres en bois et « écrit » un roman qui ne voit pas le jour –, mais ses sœurs semblent avoir perdu foi en l’expression de son génie. S’il n’est pas joueur au point de flamber la fortune familiale à la manière d’Andreï Prozorov, ses spéculations atteignent une nouvelle sphère, celle de « la boule performante », concept de fusion des énergies et des ressources.
 
 
 

CONTRECHAMP DES CRISES

 
Il se passe bien peu de choses du point de vue de l’action si l’on tente de résumer VILLA DOLOROSA. C’est toujours l’anniversaire d’Irina. Pour ses vingt-huit ans, personne ne danse, la musique est « poche », il n’y a que la famille, qualité d’invités qui ne fait pas l’affaire de la fêtée. Autrement, il y a bien les amis Andrej, sa nouvelle copine Karine, « haute en couleur », et Stefan, son seul ami. Irina promet donc un « vrai party » pour l’an prochain. Les vingt-neuf ans arrivent sur la musique des vieux disques d’Olga. Cette fois, tout le monde est invité exception faite de Jens, un prétendant tenace dont Irina préfère ne pas alimenter les attentes. Or, seuls viennent les invités de l’an passé, et la fête recommence avec des airs de déjà-vu… Pour ses trente ans, Irina ne souhaite pas répéter les erreurs d’un anniversaire raté et d’une année sans projet alors elle n’invite que Jens, résignée à l’épouser. Mais rien ne va comme prévu et l’insuccès se répète.

 
Comme l’écrivait Antoine Vitez au sujet des TROIS SŒURS de Tchekhov, « sous l’apparente vacuité ou inaction de la pièce se passent en réalité quantité de choses ». C’est, dit-il, le « contrechamp » des crises que montre Tchekhov, une analyse qui sied aussi bien à la fratrie de Kricheldorf. Ce contrechamp est caractérisé par une forme d’immobilisme tantôt nommé ennui, fatigue, mélancolie ou solitude. La pièce est construite sur le mode de la répétition. Les trois anniversaires accumulent les symptômes d’un état de crise permanente. Ou, pour être plus juste, d’une incapacité à faire éclater la crise dans un présent qui ne semble pas se renouveler. La fable n’est pas disloquée ou fragmentée comme c’est souvent le cas dans l’écriture de Dea Loher ou d’Anja Hilling, accueillies sur la scène d’ESPACE GO ces dernières années. VILLA DOLOROSA est linéaire, son déroulement est propulsé par des dialogues mordants et rythmés qui font la marque de l’auteure. Loin de tout réalisme psychologique, le langage travaille l’action de l’intérieur jusqu’à se substituer à elle.
 
 
 

RÉÉCRITURE ET MISE EN SCÈNE

 
Imprégnée d’un vaste répertoire, classique et contemporain, Rebekka Kricheldorf ne cherche pas tant à façonner une œuvre originale qu’à réinvestir les grandes œuvres, les mythes et les canons populaires. Ses textes revisitent Shakespeare et Aristophane, s’emparent de Dom Juan ou de Dracula, mais aussi de Batman ou des personnages des frères Grimm. Elle se confronte à tous les genres, trouvant dans ces imaginaires un accès de biais pour aborder le réel. La large palette de références n’est pas innocente au traitement tantôt savant, tantôt désinvolte des sources invoquées : entre philosophes et penseurs surgissent ainsi Fifi Brindacier, quelques icônes musicales et autres repères culturels plus spécifiques au cadre social et géographique.
 
Cette forme de désinvolture de la citation fait écho au travail de nombreux metteurs en scène allemands qui n’hésitent pas à user de cynisme ou d’insolence dans l’appropriation scénique de leurs sources, à faire se côtoyer cultures érudites et cultures populaires, connaissances savantes, kitsch, et parodie. C’est d’ailleurs au contact du répertoire que s’élabore le langage scénique des Frank Castorf, Thomas Ostermeier, Michael Thalheimer ou Nicolas Stemann. Rebekka Kricheldorf pose le geste de réécriture avec la même maturité dramaturgique, tout en affinant son propre langage. Une fine compréhension des enjeux de départ n’empêche pas l’affranchissement du texte d’origine, son actualisation et son autonomie.
 
Il faut dire que Kricheldorf a fait ses études au département d’études scéniques de l’Université des arts de Berlin. Ses études ne s’écartent jamais trop des théâtres et de la mise en scène. De même, elle a occupé au sein d’un théâtre la fonction de dramaturg, dont l’une des tâches consiste à préparer une partition scénique à partir des œuvres dramatiques et littéraires. Son art maintient la tension entre la maîtrise des œuvres et l’appropriation personnelle, entre l’analyse et le flair.
 
 
 

LA VILLA

 
La villa des Freudenbach a une valeur symbolique suffisamment forte pour donner son titre à la pièce. Elle cristallise l’héritage familial entre deux forces presque contraires : l’inertie qui maintient la fratrie insatisfaite entre les murs de la maison, et le mouvement inéluctable du temps qui fait s’effriter les murs. Preuve que le legs matériel n’a pas la persistance du legs intellectuel ou moral, la villa tombe en ruine, état de décrépitude apparaissant comme la métaphore même des vies qui s’entrechoquent là. Elle appartient à la fratrie, or, personne ne semble veiller à son entretien. Il faut qu’un élément extérieur intervienne : c’est Karine, femme d’Andrej, que les deuxième et troisième parties de la pièce montrent de plus en plus investie de l’autorité du logis grâce à sa détermination et son efficience.
 
À la dégradation progressive de la villa s’oppose la domestication du jardin, mesurée par Stefan à chacune de ses visites. « Enchanté, enchevêtré, hanté. Chênes noueux, bouleaux souples, prolifération sauvage des mauvaises herbes les plus sympathiques… » Ainsi décrit-il le jardin des débuts, dominé par un grand saule pleureur, « roi des mélancoliques ». Irina évoque avec nostalgie le jeu des trois mousquetaires de son enfance. Mais, questionne le visiteur à son second passage, « qu’est-ce qui est arrivé à la prolifération sauvage du gazon? Quelqu’un l’a tondu. Une force de l’ordre est intervenue avec le sécateur pis a tronçonné les buissons de sureau. Raisonnable, mais dommage. » D’année en année, la petite famille d’Andrej et Karine impose une nouvelle organisation à la nature foisonnante; l’enchantement de l’enfance disparaît alors sous l’énorme carré de sable installé pour leur fils Lukas, succédané de vacances à la plage, inaccessible luxe.
 
La villa existe quelque part au milieu d’un « trou perdu », sans doute une petite ville de province jamais localisée avec précision, ville dont on ne sait presque rien. Ce pourrait être n’importe où au pays, c’est-à-dire en Allemagne, le cadre intellectuel et culturel donnant un nombre d’indices suffisant pour ne pas se méprendre. Et ce n’est certainement pas la datcha russe! Ici, la Russie n’apparaît que dans quelques clins d’œil ironiques, sous forme de références kitsch : le samovar offert à Irina, par exemple, la sonnerie du téléphone de Stefan (« Kalinka ») ou l’envie irrépressible de boire de la vodka.
 
 
 

IRINA FREUDENBACH

 
On dit d’Irina qu’elle est la plus réveillée de la fratrie « parce que c’est elle qui dort le plus longtemps ». Si elle donne l’impression d’être « tellement vivante », elle se sent pourtant déjà morte de l’intérieur. Chez Tchekhov, elle n’a que vingt ans alors que Kricheldorf lui en donne huit de plus tant les incertitudes et les interrogations de la jeunesse se jouent désormais en prolongation. À vingt-huit ans, Irina est à l’université, bifurque de la philosophie à la sociologie, puis se destine brièvement à des études en microbiologie. C’est d’abord « l’homme dans son contexte » qui l’intéresse, sauf que l’exercice n’est pas probant. Au final, elle jette son dévolu sur les microbes.
 
Malgré son dilettantisme, Irina mène une quête de sens entêtée. Elle demeure convaincue que les idées seules peuvent donner sens au monde. Chose certaine, personne ne lui fera cadeau pour son anniversaire de l’armure intellectuelle dont elle souhaiterait se munir! Les présents reçus exacerbent plutôt le vide autour. Comme chez Tchekhov, ils ne sont pas inertes ou muets. « Les cadeaux parlent, écrit Georges Banu. Leur éloquence est grande, voire impudique. Les cadeaux sont des autoportraits. » Mascha, coincée dans un mariage stérile, offre année après année le même livre ennuyant de son mari. Andrej présente des cadres en bois, qu’il sculpte lui-même, mais qui restent vides parce qu’on ne sait pas quoi mettre dedans. Cadeau pour le moins décalé, le samovar qu’Olga offre à sa sœur est à la fois pompeux et ironiquement convenu. Empêchée dans ses projets d’anniversaire, Irina menace de célébrer chaque jour son non-anniversaire, à la manière d’Alice au pays des merveilles, figure d’insouciance et de contestation du monde réel qui revient ailleurs dans le théâtre de Kricheldorf.
 
 
 

OLGA FREUDENBACH

 
Olga gagne décemment sa vie au collège Schiller, où elle fait carrière sans le vouloir. Menacée d’être promue au poste de directrice, elle voudrait freiner sa propre ascension sociale, déçue de ne rencontrer dans son entourage que mollesse, absence d’esprit et docilité. Interrogeant le poids de l’éducation familiale, elle dénonce le conformisme et l’apathie ambiante. « J’ai perdu ma repartie étouffée par le corset social des dialogues préfabriqués, » dit-elle. Sœur aînée, prompte à juger du sort de ses frère et sœurs, elle est « l’œil de lynx » de la famille.
 
Pour ramener Irina à la réalité du monde matériel, elle lui oppose constamment le personnage de Fifi Brindacier, rappelant que leurs parents n’ont pas laissé un coffre de pièces d’or à disposition des enfants, comme c’était le cas dans la villa « Drôlederepos » du personnage d’Astrid Lindgren. Les Freudenbach ont reçu l’éducation comme valeur de premier ordre, à placer devant l’héritage immobilier décrépit qu’est leur villa, devant les actions fugaces dont ils suivent le cours en bourse. Ce legs dématérialisé semble cependant presque désuet ou anachronique. « J’ai aimé mes parents, dit Olga, mais cela me fâche quand je vois le fruit de leur éducation. »
 
 
 

MASCH FREUDENBACH

 
Pour échapper à « l’intelligence », à la réflexion qui rend mélancolique, Mascha valorise le travail physique. « Travailler, c’est transpirer pis faire du pain », dit-elle, prête à se sortir de son propre marasme domestique en besognant à la charcuterie du coin. Comme Rodolphe dans LA BALLADE DU TUEUR DE CONIFÈRES, Mascha se demande : « Si aujourd’hui tout est possible / Qu’est-ce que je fais là / Au lieu d’être au travail ». La réponse faite à Rodolphe pourrait peut-être lui convenir : « C’est votre faute Monsieur le fonceur / Avec assez de feu aux fesses / Vous décolleriez comme une fusée. » Passive auprès de son ennuyant mari et aliénée par cette vie conjugale rangée, Mascha lance des flèches amères aux membres de sa famille. La seule bougie d’allumage envisageable est l’arrivée de Stefan, ami d’Andrej, homme capable de la faire sinon « décoller », tout au moins trembler dans son immobilisme.
 
 
 

UN VISITEUR

 
Employé dans une compagnie d’emballage, Stefan consacre sa vie professionnelle aux contenants sans contenu. Il peine à trouver consistance dans une vie dont il se sent prisonnier. Ses visites chez les Freudenbach sont des appels d’air, malheureusement interrompus chaque fois par l’annonce d’une nouvelle catastrophe, toujours la même : la tentative répétée de sa femme de s’enlever la vie. Au sein de la villa, il est bavard et charmant jusqu’à devenir un vecteur d’apaisement. Son verre est constamment vide – « vide! » – mot qui surgit comme une interjection adressée à son existence même. Stefan est empathique, sans doute le seul capable d’une véritable écoute de l’autre, même des concepts d’Andrej, accusé de prendre son interlocuteur pour miroir.
 
 
 

ANDREJ ET KARINE FREUDENBACH

 
Le frère a besoin d’un auditoire pour réactiver le concept de son roman, livre potentiel qu’il prétend écrire depuis un bon moment. Authentique en est le titre et l’ouvrage s’attaque au « monde en tant qu’immense bordel où on joue des jeux de rôles ». Dans cet esprit, la villa agit peut-être à son insu en tant que véritable laboratoire de frictions des catégories sociales. L’arrivée de sa jeune femme Karine, décrite comme « une personne haute en couleur » suffit à déclencher les nombreuses réactions de « l’élite » féminine Freudenbach, guère préparée à une présence de cette nature dans leurs murs. Ironiquement, c’est pourtant Karine qui impose le nouvel ordre à la fratrie, prenant en main la villa et les finances en plus d’assurer la descendance de la famille Freudenbach.
 
D’origine modeste et sans grande éducation, Karine fait aussi exception par son parlé populaire, sans grande éloquence. Car la langue est sans doute la seule chose que maîtrisent tous les Freudenbach, une langue féroce et agile de la pointe. Andrej et ses sœurs naviguent entre les registres de langue avec une conscience accrue des effets de leur discours. La langue familière et relâchée partagée par tous installe le climat général de déception et d’apathie, mais le langage soutenu et les références savantes percent à plusieurs moments pour rétablir, non sans ironie, leur statut d’élite intellectuelle. Les mots d’esprit fusent à l’envi et font concurrence à toute autre qualité de cœur ou d’âme, même si, paradoxalement, ce jeu cérébral isole la fratrie à un cercle restreint et insatisfaisant des esprits vifs, esprits Freudenbach.
 
 
 

LANGUE VIVANTE ET ANCRÉE

 
Rebekka Kricheldorf recrée une aire de références culturelles qui peut faire écho à celui de sa source. « Pour qui a été élevé dans un milieu de culture russe, ce qui caractérise d’abord LES TROIS SŒURS […], c’est la référence au langage de l’intelligentsia du début du siècle : les citations latines, les déformations de mots, toutes les références culturelles font partie de cet ensemble » (Morvant, p. 133). Cela dit, dans LES TROIS SŒURS, ces références apparaissent aussi comme une « photo d’époque », alors qu’il y a chez Kricheldorf la volonté d’être au plus près de sa génération et de son temps, comme en témoigne la dimension réaliste de la langue des personnages. Mais il ne faut pas se méprendre : cette langue est une construction, pleine d’expressions et de phrases fabriquées, de citations empruntées. Au troisième acte, le langage tient le rôle principal. Relayé par chacun des personnages, il devient le cœur subversif et jubilatoire des échanges en apparence prévisibles. Il se substitue en quelque sorte à l’action attendue.
 

Pour que la langue soit opérante avec la même force que celle de l’auteure, Sarah Berthiaume et Frank Weigand ont traduit au plus près de cette intention. Ils choisissent de conserver l’immédiateté, la contemporanéité, la proximité avec le public, sans pour autant aplanir le référent. L’univers culturel allemand n’est pas transposé au Québec d’aujourd’hui, alors que la langue « d’atterrissage » du texte correspond à une langue d’ici. En ce sens, les traducteurs se sont efforcés de maintenir l’écart entre la langue de l’auteure – son écriture – et la langue parlée dans son contexte culturel.
 
 
 

NULLE PART AILLEURS

Il y a quelques années, le metteur en scène allemand Frank Castorf intitulait sa version scénique des TROIS SŒURS : NACH MOSKAU! Lancée à répétition par Irina à la fin de l’acte II de la pièce de Tchekhov, ce « à Moscou! » rappelle d’emblée l’horizon fantasmé par les sœurs, voie de fuite ou de grâce espérée par chacune comme un retour à l’enfance. Dans VILLA DOLOROSA, cette nostalgie est évacuée, de même que toute destination rêvée. Ni Moscou, ni Berlin. Ne reste que le souvenir d’un jardin plus sauvage et plus foisonnant où jouait la fratrie – évocation d’Irina que ses sœurs auront vite fait d’assourdir. Devant l’échec des concepts, l’échec de la révolte, les suicides ratés, le vieillissement, l’appauvrissement, voire le jaunissement d’Irina, les habitants de la villa ne feignent plus l’enthousiasme. À la fin de la pièce, Irina renonce à se raconter une dernière fois, presque dans un hoquet interrompu… Mêmes phrases répétées, mêmes erreurs commises, même livre ennuyant en guise de présent : l’amnésie légère et festive que représentent les anniversaires ratés demeure peut-être le dernier garde-fou des Freudenbach avant la vraie crise de l’avenir. Vraie crise?
 
 
– Jessie Mill
 

 
Jessie Mill est conseillère aux projets internationaux au Centre des auteurs dramatiques (CEAD). À l’occasion, elle enseigne aussi à l’École supérieure de théâtre de l’Université du Québec à Montréal et accompagne des créations en tant que dramaturge.
 
NB : Une villa de Kinshasa à l’abandon, une fratrie d’orphelins, une sœur qui subvient au besoin de ses deux frères, et partout la décrépitude : La fratrie errante, autre « villa dolorosa » dont j’emprunte le titre à Marie-Louise Bibish Mumbu (Kinshasa/Montréal).
 
Merci à Frank Weigand pour son « œil de lynx ».
 
 
 
SOURCES
Rebekka Kricheldorf, LA BALLADE DU TUEUR DE CONIFÈRES, traduit par Emmanuel Behague, Presses du Mirail, 2006.
Rebekka Kricheldorf, FEUES LES MAINS DE ROBERT REDFORD, traduit par Leyla-Claire Rabih et Frank Weigand (inédit).
Rebekka Kricheldorf, VILLA DOLOROSA, traduit par Sarah Berthiaume et Frank Weigand (inédit).
Anton Tchekhov, LES TROIS SŒURS, traduit par André Markowicz et François Morvant, Actes Sud, 1993. Contient aussi : Georges Banu, « Les trois sœurs ou le paradis perdu » (p. 144); Françoise Morvant, « Notes sur la traduction » (p. 133).
Antoine Vitez, Le théâtre des idées, Gallimard, 1991 (p. 267).