Billetterie

La femme de Dublin

Depuis que m’habite l’idée de monter le monologue de Molly Bloom, je me demande ce qui a bien pu être l’élément déclencheur d’un tel projet. Il y a une dizaine d’années, j’avais pourtant déjà pensé porter à la scène le dernier chapitre d’Ulysse. Puis j’ai oublié, me dirigeant plutôt vers une exploration de la vie et de l’œuvre de Virginia Woolf.
 
Le premier contact avec l’univers de James Joyce date de l’école secondaire. Nous devions lire Ulysse et je ne sais pas trop ce que nous en comprenions. Bien sûr, on nous expliquait à quel point l’écrivain avait révolutionné la littérature. Mais Léopold Bloom et ses errances nocturnes, ses beuveries, ses obscénités d’homme adulte plus ou moins pervers, fréquentant les prostituées et jetant des regards lourds sur les jeunes filles, parlaient-ils à des élèves de seize ans de bonne famille? J’en doute. J’ignore si je percevais alors le caractère révolutionnaire d’un tel édifice littéraire. Je ne sais même pas si j’avais remarqué que le dernier chapitre intitulé « Pénélope » donnait la parole à une femme, celle de Monsieur Bloom.
 
Quand j’ai relu Ulysse l’été dernier, ce qui m’a d’abord frappée c’est l’humour et l’ironie décapante qui le traversent. Il m’a semblé que seul Jean Marc Dalpé, compagnon d’armes depuis de si nombreuses années, pouvait traduire cet humour et cette vivacité dans toutes leurs nuances. Je sais Jean Marc aussi attentif aux mécanismes de l’écriture que sensible au rythme et à la musique d’une langue. Il est capable d’en saisir les plus subtiles variations. Celle de Joyce est chamarrée, elle se promène sans vergogne des caniveaux au lyrisme poétique. La langue irlandaise du peuple et de la rue, que l’écrivain utilise pour décrire de façon méticuleuse la société dublinoise alors qu’il vit en exil, est tout à fait saisissante. D’ailleurs, le grand écart entre détestation et fascination, appartenance et rejet, qui caractérise la relation de Joyce à son pays natal, n’est pas le moindre des paradoxes de son écriture.
 
À vingt ans, j’ai effectué mon premier voyage en Irlande et ce fut un coup de cœur qui ne s’est pas démenti depuis. Ce pays foisonnant, avec ses paysages tantôt dionysiaques, tantôt austères, son histoire politique, ses héros, sa mythologie, ses écrivains, ses artistes et ses chants gaéliques, m’a littéralement envoûtée. Je ne mesurais pas à l’époque les proximités et les similitudes avec le Québec, et notamment sur le plan de l’histoire politique. La domination anglaise a pesé très lourd sur le destin de l’Irlande, et l’indépendance fut un long processus au cours duquel violence, sang, répression ont créé des cicatrices durables. Encore aujourd’hui, malgré le chemin que cette indépendance a permis à l’Irlande du Sud d’effectuer, la partition avec l’Irlande du Nord reste une blessure ouverte.
 
Retourner en Irlande quarante ans plus tard m’a énormément nourrie. J’ai passé beaucoup de temps à Dublin sur les traces de Joyce, puis à Galway terre natale (ou plutôt mer natale) de Nora, avant qu’elle devienne la compagne de Joyce. En roulant sur les routes sinueuses traversées de nuages et de moutons, en foulant les falaises à pic sur la mer démontée, en discutant avec les habitants affables et curieux, j’ai eu le sentiment d’approcher le cœur de l’œuvre de Joyce. Je ne me souviens pas avoir visité un pays où l’on accède à l’âme du peuple de façon aussi immédiate. Celle-ci est marquée au fer par le paysage – empreint de lyrisme, de poésie et de folie – autant que par l’église catholique dont l’influence sur la vie politique et les mœurs a été prégnante.
 
Chargée de ces images, de ces souvenirs et de lectures, j’ai travaillé longtemps en compagnie d’Anick La Bissonnière et Mélanie Dumont pour trouver un espace qui reflète l’univers que je voulais mettre en scène. Comment traduire scéniquement un monologue intérieur, fait de pensées et non de paroles proférées? Quelles sont les clés qui nous permettraient d’accéder à Ulysse sans l’avoir lu, sans même en connaître tant soit peu l’univers?
 
Rapidement, il m’est apparu que la chambre à coucher, où Joyce situe l’action et les pensées de Molly Bloom, n’était pas un cadre juste pour le spectacle : d’une part, trop naturaliste pour l’écriture débridée de Joyce; et d’autre part, renvoyant par trop à une image de « vieux théâtre » qui ne nous convenait pas.
 
Nous voulions rendre compte de la modernité de l’écriture, même si l’histoire d’Ulysse est inscrite dans le temps et l’espace. Notre longue errance nous a permis de nous questionner en profondeur sur le sens et la couleur d’une telle parole et de choisir un cadre poétique apte à la suggestion et au fantasme autant qu’au déploiement de la parole.
 
Molly Bloom, qui doit beaucoup à son modèle Nora, exprime une voie féminine dans toute sa complexité. Elle se laisse aller à la rêverie, entre son présent irlandais et son enfance espagnole, habitée par l’éros et le désir, ce qui l’amène à évoquer ses amants passés autant que son mari en panne d’appétence depuis la mort de leur fils. On entend rarement sur scène une femme exprimer avec crudité une telle sensualité qui semble, chez ce personnage hors-norme, être liée à la beauté, la nature, l’air, la mer et le soleil.
 
Cette Pénélope attend non pas le retour du mari mais la réapparition de son désir pour elle. Dans son attente, Molly Bloom apparaît tout sauf passive. Le choix renouvelé de Léopold qu’elle semble faire à la fin d’Ulysse renvoie au « oui » de la demande en mariage et au « oui » à la vie. Il en est un d’acceptation lucide et réconcilié avec le sort féminin. J’allais dire avec l’aliénation féminine dont Molly n’est pas dupe.
 
Paradoxalement, ses pensées lui sont attribuées par un écrivain qui exprime à travers Bloom ses propres fantasmes, dont son goût du voyeurisme et d’une sexualité un peu tordue. Je ne suis pas sûre que Joyce aimait les femmes, mais du moins aimait-il Molly ou son modèle pour en faire un portrait si miroitant.
 
Explorer cette matière en compagnie d’Anne-Marie, pour notre douzième collaboration, a été particulièrement réjouissant. Ensemble nous avons fréquenté bien des matières sombres et désespérées depuis trente ans, traçant des figures de femmes dominées, violentées, brisées ou autodestructrices. La souffrance y vibrait davantage que la jouissance. Voir Anne-Marie endosser cette parole pleine de vie et l’accompagner à travers toutes les couleurs, les complexités de cette Molly Bloom iconoclaste, frivole et grave, dépendante mais libre, m’a procuré joie, frissons et gratitude.
 
 
– Brigitte Haentjens