Billetterie

La page, la scène et un sous-sol d’église

Ironiquement, c’est dans le soubassement d’une église qu’ont eu lieu une partie des répétitions de MOLLY BLOOM : ultime chapitre de l’Ulysse de James Joyce, que Brigitte Haentjens a choisi de mettre à l’épreuve du plateau en compagnie d’Anne-Marie Cadieux, après DOULEUR EXQUISE et MALINA, et de nombreuses autres collaborations sulfureuses. Crochet inusité, qui prête à sourire, ce détour souterrain rappelle que l’imprégnation religieuse, si elle revêt une couleur trouble, n’est pas moins caractéristique de ce pavé littéraire achevé au début des années 1920. Très tôt, Joyce lui-même envoie au diable la religion bien qu’il n’en réchappe pas complètement, marqué par elle comme au fer rouge. Pour peu qu’on y porte attention, l’imaginaire liturgique suinte partout, perlant dans les replis de l’œuvre de l’écrivain irlandais. Dans le dernier épisode d’Ulysse, tout entier consacré aux pensées de Molly, cette dernière parsème-t-elle sa logorrhée intérieure de « Doux Jésus », loue-t-elle le Créateur pour la nature et les fleurs, avoue-t-elle avoir allumé un lampion en mai pour lui apporter de la chance, qu’elle n’est pas pieuse pour autant. « [O]n pourrait tu s’amuser un peu avant s’il vous plaît », l’imagine-t-on riposter aux dévotes de son temps. Elle-même superstitieuse, certainement croyante, mais aucunement enchaînée aux regrets et à la culpabilité, Molly est surtout capable des crudités les plus fantasques :
 
pourquoi on pourrait pas embrasser un homme sans devoir d’abord l’épouser quand ça te prend parfois t’en as tellement envie quand ça te monte de partout c’est si fort si bon tu peux pas t’en empêcher j’aimerais qu’un homme n’importe lequel me prenne dans ses bras me saute un bon coup devant lui en m’embrassant sur la bouche
 
Ou encore :
 
est-ce que j’irais jusqu’à me promener sur les quais une nuit là où personne me reconnaîtrait pour me dénicher un marin qui vient de descendre à terre et qui en aurait tellement envie et qui s’en sacrerait comme de l’an quarante à qui j’appartenais qui voudrait qu’on le fasse debout contre une porte quelque part n’importe où
 
Qu’il soit question de désirs brûlants, d’amours passées et présentes, d’humeurs du corps, d’anecdotes, de banales considérations ou de remarques insensées, tout est impudeur chez Molly Bloom. Les pensées qui la traversent, glissant de l’une à l’autre, ont de quoi surprendre. Chaque souvenir, chaque fait est écrit/dit/pensé sans entrave ni hiérarchie : de la côtelette mangée la veille au premier homme qui l’a embrassée sous le Mur des Maures à Gibraltar en passant par la culotte noire – « celle avec tous les boutons qui prend une éternité à descendre » – que Bloom, son mari, l’aurait forcée à acheter. Les conventions, la morale, les registres de l’expérience humaine comme les prescriptions littéraires sont levés, explosés, ou du moins allègrement brouillés, à la faveur de cette pensée-rêve, qui file pour soi, dans une alcôve d’intimité.
 
N’a-t-il pas fallu à Joyce un certain culot, tout de même, pour accoucher d’un soliloque aussi libre et en apparence spontané? On dit que l’écriture de ce chapitre aurait été la plus rapide, la plus fulgurante de tout Ulysse. Comme si faire l’expérience de l’autre, en cherchant domicile dans la tête d’une femme, à moitié endormie la nuit, avait peut-être débarrassé l’écrivain de ses propres rouages et carcans. Avec « Pénélope », en écho à la figure de l’Odyssée qui sert de modèle à Joyce, il adopte un nouveau point de vue, féminin cette fois, et semble pousser un cran plus loin l’expérimentation, la dissolution de la forme.
 
Saisie à l’état naissant, la pensée de Molly Bloom tourbillonne sur des pages et des pages sans égard au temps et à l’espace, ni aux catégories qui départagent le beau du commun – la vérité nue alliée à la poésie. Tout le réel se trouve ainsi englobé dans ce soliloque : de la « poire juteuse qui fond dans la bouche » à la « grosse queue rouge » de l’amant; du « poil ici » qui brûle et qu’on pense raser à la « peau superbe à cause du soleil de l’excitation »; du « long baiser tout chaud » qui paralyse aux « magnifiques couchers du soleil » et aux « jardins de roses »…
 
La moindre parcelle de réalité semble s’exprimer en rapport au corps, inspirant une autre relation au monde, les sens et les sensations exaltés de bout en bout. (Aucun organe en particulier n’est associé à cet épisode comme pour les autres 1 , il s’agit ici de la chair, probablement parce que c’est tout le corps qui dit « oui », selon le mot qui ouvre et ferme le soliloque.) MOLLY BLOOM comme texte, puis comme voix et comme corps qui babillent du dedans, et dont la marque distinctive, qui l’individualise plus que tout autre trait, demeure indéniablement sa rythmique : vive, coulante et colorée.
 
Dès la première lecture de « Pénélope », on comprend le choix de rendre audible cette écriture, conçue autant pour être lue que pour être dite. Faire entendre cette pensée, cette écriture : oui, mais comment? Par quelle voie? Voilà toute la quête de Brigitte Haentjens, à la recherche d’une nouvelle poétique, hors réalisme.
 
Fallait-il trouver la musicalité du texte, travaillé par la langue d’ici, tout en incisant cette masse de mots sans perdre le mouvement de l’écriture. Puis imaginer l’écrin pour loger ce discours non prononcé qui s’esquisse dans la tête de Molly. Et surtout incarner au plateau cette pensée, à travers un corps et une voix. Égérie du théâtre de Brigitte Haentjens, virtuose audacieuse de la scène, c’est une Anne-Marie Cadieux vive, versatile et dégagée de toute résistance qu’on retrouve au cœur de cette odyssée. Avec le corps et le geste pour appui, l’interprète embrasse sans demi-mesure cette écriture, qui crayonne en même temps un portrait de femme, dans tous ses aspects, même les plus prosaïques, ceux que l’on n’étale pas volontiers. Ensemble, Brigitte et Anne-Marie palpent cette matière et engagent l’être tout entier dans l’éros : un éros qui fait voyager du désir, enfiévré et ludique, à une forme d’acceptation inconditionnelle de l’existence.
 
Sur scène : une parole et un corps libres, libérés, libératoires.
 
La puissance du désir chez Molly la conduit à une forme d’épanouissement, du moins lui donne-t-elle une force affirmative qui étonne. Et plus hardiment encore que sur la page, cette voix portée par l’actrice, sous la vigile attentive de la metteure en scène, semble traversée d’une permission émoustillante. Qui déride, débride et propulse tout à la fois. MOLLY BLOOM pique au vif, avec pour effet de nous laisser en proie au désir. Désir de vivre sans concession.
 
 
– Mélanie Dumont
 
 

 
1. Pour exemple, ce sont les reins que Joyce allie au chapitre quatre où, pour le dire vite, Bloom rêve de rognons, qu’il sort acheter, cuisine, mange et digère, l’épisode s’achevant dans les bécosses!