ENTRETIEN AVEC BRIGITTE HAENTJENS
DU DÉSIR
À l’automne 2011, tu initiais un laboratoire sur le thème de l’éros, vaste sujet que tu souhaitais aborder et fouiller à fond en compagnie de femmes exclusivement. MOLLY BLOOM est-il d’une certaine manière une ligne de fuite, un prolongement imprévisible de cet espace de recherche?
« Comme toujours, les liens apparaissent a posteriori. Il est possible après coup de tisser des parallèles entre les textes, les projets, les spectacles. MOLLY BLOOM est certes une des incarnations possibles de l’éros, mais ce n’est pas la seule. J’ai vu un film récemment qui m’a beaucoup fait réfléchir à l’éros, il s’agit d’Abus de faiblesse de Catherine Breillat. C’est une histoire vraie, qui est arrivée à la cinéaste. Elle a fait un AVC, s’est retrouvée hémiplégique et s’est fait voler 700 000 euros par un escroc. Ce qui est passionnant, c’est la présence de l’éros, sans qu’il y ait vraiment de relation amoureuse, ni de relation sexuelle comme telle à l’écran. Le film traite de l’éros dans le sens de l’envoûtement. D’ailleurs, le personnage de la réalisatrice, incarné par Isabelle Hupert, voit l’escroc à la télé et l’approche pour jouer dans son prochain film. Il me semble qu’on avait beaucoup parlé de la corrélation entre éros et création au cours du laboratoire, davantage que d’érotisme et de sexualité. C’est de cela dont il est question dans ce film.
Je me souviens que tu avais forgé une belle définition de l’éros, que tu décrivais comme une trame de fond traversant nos vies, tenant lieu de moteur, de combustible, ce qui lui donnait une forme de continuité dans le temps. En ce sens, on pourrait dire que l’éros rejoint l’idée d’un « désir de vivre qui est la vie elle-même1 ».
« C’est ça MOLLY BLOOM! Le désir de vivre, oui! Peut-être qu’au fond mon envie de mettre en scène ce monologue préexistait au laboratoire. Comment savoir? Qu’est-ce qui précède quoi? Il est difficile de dire exactement par quelle voie inconsciente procède la création. »
UN CANCER MODERNE
Quels souvenirs gardes-tu de ta rencontre avec l’Ulysse de James Joyce?
« J’ai dû lire Ulysse au lycée, avant mon premier voyage en Irlande, que j’ai fait à l’âge de vingt ans. J’ai eu la chance d’avoir un professeur extraordinaire qui m’a initiée à la littérature, de Francis Ponge à William Faulkner, en passant par Artaud, Beckett… La découverte de Joyce est survenue dans la foulée. Je n’ai pas de souvenirs précis du choc que cette lecture a produit, ni de ce que j’en ai compris exactement, mais comme pour beaucoup de choses que j’ai lues à cette époque, elle a assurément laissé une trace. Aujourd’hui, c’est davantage à travers l’œuvre des autres que je mesure l’influence que Joyce a pu avoir. C’est notable, en particulier chez des écrivains comme Faulkner ou Virginia Woolf, que je connais très bien. Ce qui m’intéresse chez Joyce, c’est la révolution de la littérature qu’il a opérée. Il voulait embrasser l’univers, ouvrir de nouvelles voies en littérature, multiplier les narrateurs. Il aborde Ulysse de façon presque scientifique, j’en vois l’effet sur les autres auteurs. Même si Virginia Woolf disait des horreurs sur Joyce et Ulysse, visiblement elle ne s’en est pas remise… La promenade au phare et Mrs. Dalloway lui font écho. C’est difficile de passer outre Joyce, même s’il faut reconnaître que son œuvre a des côtés fastidieux, l’aspect encyclopédique et la recherche formelle dans Ulysse par exemple. Joyce est dans la prolifération, alors que Beckett est dans l’épuration, mais ils se rejoignent, ils ont tous les deux une écriture de cancer, une écriture cancéreuse… Ulysse est une construction extrêmement scientifique; et en même temps, c’est une multitude de tumeurs.
C’est vrai qu’il y a quelque chose d’une prolifération dans le projet d’Ulysse, qui s’étend démesurément. On a beaucoup parlé aussi du côté vivant, grouillant, hétérogène de l’écriture, et tu disais : « C’est la vie qui pousse de ça. »
« C’est fantastique, et peut-être encore plus parce qu’il a écrit Ulysse à des milliers de kilomètres, de voir comment Joyce a réussi à traduire le grouillement d’une ville comme Dublin, à rendre le mouvement de la vie aussi clairement. Même Faulkner n’a pas réussi à faire ça. Il utilise le « stream of consciousness », le « flux de pensée », mais au service d’une histoire, comme on pourrait le dire aussi de Virginia Woolf. Bien qu’Ulysse place Bloom au cœur de l’histoire, il s’agit quand même de lui dans le monde, comme si Joyce réussissait à traduire cet état comme le ferait le cinéma. Ses procédés sont cinématographiques, par le télescopage du temps, la multiplication des points de vue, l’utilisation des champs/contrechamps. Dans l’écriture contemporaine, je ne vois guère que Cormac McCarthy qui réussisse à traduire ce grouillement-là. Mais chez lui, c’est une caméra qui est complètement subjective, alors que dans Ulysse, on passe d’une caméra subjective à une caméra plus objective : une caméra sur le plexus du personnage, mais d’autres caméras postées au coin de la rue, des champs/contrechamps, d’autres plans… C’est comme si Joyce se servait de Dublin pour montrer l’humain dans tous ses aspects, dans toute sa complexité, dans toutes ses contradictions. »
SEXUELS SOUTERRAINS
Plusieurs notent que « Pénélope », le dernier chapitre d’Ulysse, libère un autre langage, une autre musique dans l’écriture de Joyce.
« Je n’ai pas l’impression que le dernier chapitre opère une rupture comme telle. C’est un point d’orgue de tout le livre. Joyce revient dans ce chapitre sur plein de choses qu’il a abordées avant, rejouant une dernière fois à travers la parole de Molly Bloom les éléments qui composent la trame d’Ulysse, jusqu’à une montée finale, jusqu’au jaillissement du plaisir. »
Et si on isole « Pénélope », cet épisode comme d’autres dans Ulysse ayant une vie autonome, qu’est-ce qui te saisit particulièrement dans ce chapitre, quels sont les aspects qui te frappent?
D’abord, la structure du chapitre est intéressante, parce qu’elle est hélicoïdale, ce qui n’est pas forcément le cas des autres parties. Elle fonctionne sur plusieurs motifs autour desquels s’enroule la parole. C’est une spirale qui tourne sur elle-même, mais qui avance en même temps. Ça tourne puis ça s’enfonce, ou ça tourne et ça s’élève, l’un ou l’autre. On sent aussi que cette parole est totalement imprégnée de désir, c’est plein de cul, Molly ne pense qu’à ça. Mais il y a une fantaisie, une folie qui m’apparaît de plus en plus dans le travail de répétition. Elle est folle! Elle pense à des choses qui n’ont pas de bon sens : des chapeaux, des gants oubliés dans les toilettes, des scènes de théâtre! Il y a une grande fantaisie, justement parce qu’il s’agit d’une pensée intérieure. C’est donc très libre du point de vue féminin, en tout cas du point de vue de l’éros, entièrement axé sur le cul, le souvenir du cul… et le désir que ça se renouvelle. Tout est sexuel dans MOLLY BLOOM. Puis les dernières pages, les plus connues probablement, convergent vers cette finale, qui est magnifiquement écrite, qui mélange les expériences humaines, passées et présentes, et qui est entièrement traversée par des souvenirs de Gibraltar. C’est d’une sensualité, d’une beauté, qui passe par l’évocation du paysage, des odeurs, des fleurs. Je crois que ce sont les plus beaux passages du livre en termes d’écriture. Étonnamment, tout ce qui précède passe par une sorte de babillage, un babillage qui est futile d’une certaine manière, un peu insignifiant. Ce à quoi Molly pense n’est pas forcément intéressant, c’est frivole, et son monologue aboutit à cette finale, à ce feu d’artifice, c’est assez sidérant.
C’est Ginette Michaud, je crois, qui dit que Molly « parle toujours d’autre chose2 ».
« Elle parle tout de même beaucoup de sa condition de femme mariée, de son rapport à l’argent, de sa coquetterie, qui sont aussi des obsessions de Joyce. »
Ce que tu dégages, c’est qu’à travers Molly se déploie une part de l’identité de Joyce.
« Complètement. Et les biographes nous disent qu’il y a beaucoup d’aspects du monologue qui renvoient à Nora, donc à la relation de Joyce à sa femme. En même temps, sous bien des aspects, c’est lui qui se projette dans les fantasmes de Molly! »
Est-ce que cette double ou triple signature au bas du monologue (Joyce – Molly – Nora) t’est apparue à un moment ou à un autre comme un nœud inextricable?
« Comme un paradoxe, certainement. Le paradoxe, c’est qu’il s’agit d’une vision masculine. On pourrait dire qu’elle est datée, quoique la question se pose à savoir si la vision des femmes qu’ont les hommes a vraiment évolué avec le temps… Bref, je le sens dans l’écriture, c’est le regard d’un homme sur une femme. Ce qui n’est pas tout à fait la même chose qu’une parole de femme. En même temps, je trouve que c’est une parole originale. On constate que l’écriture féminine contemporaine est assez exhibitionniste sur le plan sexuel; et dans ce sens-là, Joyce est novateur, parce qu’il exhibe la sexualité féminine en lui donnant une voix, malgré sa misogynie probablement profonde… S’il y a quelque chose de subversif, c’est tout de même la voix féminine, une voix à contre-courant de la dominance masculine. »
FEMMES VS HOMMES
À tes yeux, en quoi cette parole est encore subversive?
« C’est un mot un peu éculé aujourd’hui, mais je dirais quand même qu’elle introduit de la subversion, et peut-être plus encore sur une scène que dans l’écriture, par la liberté sexuelle de Molly. Même si je n’aime pas les généralités, je trouve que les personnages féminins sont plus souvent dans la colère, l’aigreur, que dans le désir. Il est plutôt rare de rencontrer des personnages féminins aussi joyeux, aussi ancrés dans la vie que Molly! Surtout par rapport à la sexualité… On pense évidemment à Tremblay et à ses personnages féminins qui sont dans la détestation du sexe, qu’ils subissent, et qui est vu comme une oppression. »
Sinon, on rencontre des personnages de femmes assujetties au désir qu’elles ont pour un homme.
« Souvent ce qui est dépeint, c’est l’asservissement à la passion, alors que Molly, elle, est libre. Du moins, c’est ce qu’elle dit quand elle évoque ses différentes relations, même celles vécues dans sa jeunesse. Tous ses souvenirs sont enfiévrés. Effectivement, il n’y a pas de domination. Quand la sexualité n’est pas, disons « traditionnelle », on montre souvent la femme comme subissant un désir masculin, alors qu’ici, elle se montre active, elle initie. C’est peut-être dû au fait que c’est un homme qui écrit, je n’en sais rien, c’est possible. »
On sait tout de même que c’est Nora, sa compagne, qui aurait pris les devants lors de leur premier rendez-vous, laissant le jeune Joyce étonné!
« À part les prostituées, on a l’impression que Joyce n’était pas capable de grand-chose avant de rencontrer Nora, de rapports vraiment intimes je veux dire. Effectivement, c’est Nora qui a aussi inspiré ce portrait de femme, cette Molly libre et libératrice, ce qui est beau. »
Tu m’as confié qu’en présence d’« intrus » en salle de répétitions, la dimension sexuelle du texte t’avait fait rougir.
« J’ai passé assez de temps dans des endroits où la crudité du langage était de mise, puisque j’ai travaillé pendant quelques années dans des salles de garde des hôpitaux parisiens, alors je suis assez déniaisée de ce côté-là. Mais s’il y a un homme en salle de répétitions, tout d’un coup je deviens hyper gênée. Ça me fait rougir, oui, c’est le mot. Il y a parfois des allusions qui sont crues. Quand Molly parle de la « grosse queue rouge » de son amant, c’est cru, c’est direct. Je ne sais pas du tout comment le public va réagir! »
PAYSAGES DE LA MÉMOIRE
Il arrive souvent que tu rapproches ton travail sur les œuvres d’une plongée en profondeur, voire d’une forme d’immersion. Pour MOLLY BLOOM, le besoin s’est fait sentir d’arpenter la terre natale de l’écrivain. Quelles impressions gardes-tu de ce voyage en Irlande?
« Profondément, j’aime le peuple irlandais. À Dublin, on sent les traces de la vie ouvrière, et chez les gens, on sent un côté extrêmement populaire, extrêmement vivant, sans prétention ni snobisme. C’est un peu schématique de dire ça, mais j’ai l’impression que les gens sont près de leurs racines. Depuis que j’y suis allée, c’est-à-dire il y a quarante ans, je trouve que l’indépendance de l’Irlande du Sud a fait son chemin. Et les femmes sont très présentes sur la place publique, elles sont très fortes. Ce qui m’a frappée aussi, c’est à quel point les paysages marquent les êtres humains. En étant là, tu te dis qu’il faut être complètement cinglé pour vivre sur des terres comme celles-là. Il y règne une sorte de mélancolie profonde, jointe à une joie de vivre qui se traduit par beaucoup d’alcool… Les paysages sont âpres, désolés et empreints d’une beauté qui est très dure. Pour moi, l’Irlande est vraiment une terre de littérature. »
Les images qui retraçaient ce voyage ont été inspirantes, elles ont nourri le travail.
« Ce qui est intéressant, c’est que j’étais en Irlande puis je me suis rendue dans les Pouilles. Du Nord au Sud, les paysages étaient aussi austères les uns que les autres; seule la lumière était vraiment différente. Les Pouilles, ce n’est pas l’Espagne, mais peut-être qu’elles ont marqué le spectacle autant que l’Irlande. »
Tu as en quelque sorte fait le voyage que dessine la pensée de Molly, du Nord au Sud, de Dublin à Gibraltar.
« Exactement, mais de manière tout à fait inconsciente. (Rires.) »
En quête d’une nouvelle poétique
Ce trajet sur les routes de l’Irlande comme à travers la vie et l’œuvre de Joyce t’a été nécessaire. Or, très tôt dans le processus, il était clair pour toi que le texte ne serait pas campé dans son écrin originel : l’Irlande, au début du vingtième siècle. Tu étais à la recherche, disais-tu, d’une « nouvelle poésie », d’une « modernité ».
« Le côté folklorique ne m’attirait pas tellement. Molly Bloom en chemise de nuit sur son pot de chambre ou dans son lit, avec son mari endormi à côté d’elle… très peu pour moi. Ce qui me semble intéressant, c’est de catapulter Joyce aujourd’hui et maintenant, que se chevauchent une vision qui vient d’ailleurs, qui vient du passé, et une vision contemporaine, qu’elles se heurtent, entrent en conflit, se frottent… Je cherche une forme de poésie qui traduise l’écriture de Joyce et qui permette de voyager du trivial au lyrique. »
En août 2013, tu disais : « On doit s’en tenir à l’espace mental, mettre en valeur l’écriture. » Il y avait une crainte que le réalisme ne vienne aplanir l’écriture, sa dimension littéraire, sa modernité.
« Ce n’est pas inhabituel chez moi. De manière générale, le réalisme ne m’intéresse pas. C’est d’ailleurs une question que l’on pourrait se poser : pourquoi le réalisme m’interpelle si peu? Ça doit être mon inaptitude à la vie matérielle. (Rires.) Aujourd’hui, en répétition, on a eu une discussion très intéressante justement sur la nature de l’adresse au public. En fait, c’est très subtil, je pense qu’Anne-Marie a compris ou ressenti le rôle du mental d’une manière plus précise que jamais. C’est un texte qui pourrait très bien être monté comme un stand up comique, parce qu’au fond il est très drôle, et Jean Marc Dalpé en a parfaitement rendu l’humour. Cela pourrait être raconté directement à quelqu’un, mais si on choisit cette voie, on perd une dimension. En même temps, comment faire pour que ce soit dans la tête, sans être éthéré; que ce soit direct, mais avec un quatrième mur? Anne-Marie a touché quelque chose aujourd’hui de plus ludique. Elle y arrivait quand il s’agissait de la mémoire ancienne, de la mémoire de Gibraltar, mais quand elle évoquait des souvenirs plus quotidiens, elle était davantage dans un rapport direct à l’autre, alors que maintenant, son jeu est ancré dans le concret, sans pour autant que ce soit réaliste. »
Si le réalisme t’apparaissait comme un écueil, tu te méfiais à juste titre d’une proposition formelle, d’un spectacle solipsiste, fermé sur lui-même.
« Je voulais que la dimension ludique reste très présente, la dimension ludique de l’écriture autant que celle du personnage. »
LE DÉFI AU CORPS
Tu as mentionné un jour que Molly pourrait avoir tous les corps de femmes. De quelle manière celui d’Anne-Marie parle-t-il à ton imaginaire? Qu’est-ce que l’actrice insuffle de singulier à cette parole, à ce personnage?
« Il y a un engagement du corps chez Anne-Marie qui lui est très particulier. Il faut dire d’abord qu’elle est magnifique. Par moments, elle a l’air d’une libellule avec ses longs bras, son côté osseux, longiligne, sa classe, son élégance. C’est quelqu’un qui, au théâtre, a tout de même été capable de se risquer, d’aller dans une forme de souillure. Elle s’est souvent abîmée par la voie du corps, que ce soit dans QUARTETT, ou dans LA NUIT, le spectacle qu’elle avait écrit et mis en scène, même dans ÉLECTRE. Je suis fascinée par le gouffre noir qu’Anne-Marie a en elle. Cette dimension tragique me fascine depuis que je la connais, même si elle a beaucoup changé en trente ans. Aujourd’hui, Anne-Marie est beaucoup plus lumineuse; mais autrefois, elle me semblait vaciller au bord de l’abîme. J’ai probablement projeté en elle la part sombre de moi-même. »
Anne-Marie est donc un double possible de toi-même…
« Oui, elle le dit d’ailleurs elle-même; elle va porter sur la scène ce que je n’ose pas montrer! »
Et comment ce corps violenté, torturé, abîmé devient-il dans ton esprit l’expression de la chair, de la volupté?
« C’est très mystérieux… Anne-Marie dégage aussi énormément de sexualité; c’est une femme fatale. On a l’impression que tous les hommes doivent tomber sur son passage, et qu’il est possible d’aller très loin avec elle. Ce n’est pas le type de sexualité que dégage une Marilyn Monroe par exemple. Il s’agit d’autre chose, de plus sombre, mais de très fascinant, qui l’est aussi pour les hommes. Cette facette me semble intéressante pour Molly. Bien sûr, elle est décrite par Joyce comme une femme voluptueuse, qui a de gros seins, des formes… Au début, Anne-Marie me disait en riant à moitié qu’elle était un miscast pour Molly Bloom! Mais la volupté ne tient pas qu’à la rondeur. Après douze spectacles faits ensemble, on pourrait dire qu’Anne-Marie a été plus qu’aucune autre interprète un alter ego. J’ai toujours envie de lui lancer des défis, de lui jeter le gant… »
Tu lui proposes alors de se mesurer au monologue de Molly Bloom…
« Oui, j’ai toujours aimé lui offrir des situations risquées, comme pour tous les acteurs que j’affectionne. Je me rappelle que, pour COMBAT DE NÈGRE ET DE CHIENS de Koltès, Anne-Marie disait qu’elle n’avait pas du tout le profil du rôle, mais elle était absolument parfaite en Léone. À la fois naïve et drôle, irrésistible. Pour Molly, j’ai pensé spontanément à Anne-Marie. Je sais qu’il y a des textes qu’elle aimerait interpréter, qui, moi, comme metteure en scène, ne m’attirent pas forcément. Molly n’est peut-être pas un personnage qu’elle rêvait de jouer. Mais ce texte est un morceau important, exigeant, Anne-Marie le sait, et je me dis qu’elle a besoin de nourriture. C’est une grande interprète, elle a un métier fou, et c’est exaltant d’explorer ensemble un territoire qu’on n’avait pas balisé. Avec Anne-Marie, on a beaucoup côtoyé le désespoir. Les personnages qu’on a abordés au théâtre sont tous plus ou moins dans la destruction, sinon l’autodestruction. »
Le défi tient donc à la fois à ce monologue-fleuve et au fait d’emmener Anne-Marie dans des zones où elle-même ne se serait pas projetée…
« Oui, et on peut se demander si c’est elle ou moi que j’emmène sur ce terrain inexploré… Je crois que beaucoup de choses dans ce texte ont confronté Anne-Marie durant la longue période des répétitions. Je l’observe faire son chemin à travers les obstacles, avec courage et détermination, et je vois aussi à l’œuvre toute son expérience du jeu, de la scène. C’est magnifique et absolument incroyable. »
FEMME FATALE ET DÉESSE-MÈRE FEMME
Pour avoir assisté à une répétition, j’ai vu à quel point le langage corporel jalonnait la parole. As-tu été surprise de la façon dont la partition gestuelle s’est élaborée, en complicité avec Anne-Marie?
« J’avais l’intuition de base que la gestuelle ne pouvait pas être complètement naturaliste. On ne peut pas livrer ce monologue comme on raconterait une anecdote à quelqu’un; en même temps, il faut que ça reste vivant et léger. Le langage du corps est donc à la fois familier et étrange. On essaie de naviguer entre plusieurs niveaux d’expression : de la rue à la poésie, du trivial au sublime! Ce qui me surprend, c’est de retrouver des gestes de la féminité, comme des seins qui roulent, des derrières qui se tortillent… Je ne pensais pas que ces gestes surgiraient dans le travail, mais je ne les ai pas récusés; je les ai laissés venir sans me dire qu’ils étaient présents dans d’autres de mes spectacles. Les choses ne sont jamais déterminées à l’avance. Je me sens libre et je sens qu’Anne-Marie l’est aussi. Le texte lui-même a déterminé notre approche. On ne peut pas traiter avec liberté un texte comme MALINA par exemple, qui porte sur l’asservissement. Dans le cas de MOLLY BLOOM, il faut se laisser surprendre. »
Plus précisément, comment ce langage a-t-il surgi dans le travail au plateau?
« On fait des essais : assise, debout, face public, dos au public, à quelle vitesse se tourner, quand commencer à parler, etc. C’est comme un trajet. Parfois, il y a des surprises. Il est évident qu’on ne peut pas faire de l’esbroufe avec une matière comme celle-là. La parole est continue, il faut donc pouvoir écouter ce qui est dit. Tout est fait pour qu’on puisse écouter la parole; et en même temps, il y a des moments où on laisse une folie prendre la scène. Il y a une douce folie qui fait partie de ce travail. »
Par la partition gestuelle, c’est la multiplicité des facettes de la personnalité chatoyante de Molly Bloom qui est mise en relief. On pourrait dire que Molly contient des mondes, différentes personnalités.
« C’est comme une déesse, c’est la déesse-femme. »
Au cours du travail, tu as évoqué des figures comme Bernadette Lafont, dans Une belle fille comme moi de François Truffaut, Bardot dans sa jeunesse, Marilyn Monroe dans Misfits. De ton point de vue, est-ce que ces femmes, à l’instar de Molly Bloom, disent « oui »?
« Pour moi, Bernadette Lafont, c’est l’incarnation française de Molly Bloom. Dans tous les rôles qu’elle a joués, elle dégage une liberté incroyable. Sa présence à l’écran est à la fois très concrète, sensuelle et libre. Jeune, Brigitte Bardot incarnait aussi, à sa façon, cette liberté : elle ne voulait pas se marier, elle ne voulait pas d’enfant et elle aimait la sexualité… C’est incroyable ce qu’elle représentait à l’époque, elle rendait les gens fous, et pas non plus en affichant une sexualité traditionnelle comme les bombes américaines. Elle avait de belles formes, elle était superbe, mais elle marchait pieds nus dans les rues de Saint-Tropez; ce n’est pas tout à fait ce qu’on peut appeler « la féminité en bas de nylon ». Puis, elle se montrait nue sous sa petite robe ou sa serviette de plage… C’est tout de même désinvolte et audacieux. J’ai vu récemment une photo de Catherine Deneuve qui circulait sur Twitter, l’actrice avait accepté de poser en body à soixante-dix ans. Puis, j’en ai vu une autre, saisissante, de Simone de Beauvoir, où elle apparaît de dos, nue sur des talons aiguilles. On n’imagine pas Beauvoir en bombe sexuelle, et pourtant… Beauvoir était quelqu’un de libre, et non une austère intellectuelle avec son chignon serré. Elle aimait l’amour, la bouffe, la vie. »
Ce pouvoir de dire « oui », tu l’attribues à différents types de femmes et tu l’associes à une certaine liberté. Quelle autre portée donnes-tu à ce fameux « Oui » qui clôt MOLLY BLOOM?
« Je le vois comme un oui qui serait l’inverse de la passivité, un oui à la vie, mais pas par défaut. Je l’entends et le ressens comme un oui je le fais, malgré tout. De la même façon que tu décides de continuer à faire du théâtre, même si tout te dit que tu devrais arrêter d’en faire. C’est donc un oui qui englobe la joie, la souffrance, l’aliénation, et qui les réconcilie en un tout. »
Propos recueillis par Mélanie Dumont les 27 février et 6 mars 2014