Billetterie

Mot de l’auteure

Une vie pour deux

Retour à la pièce

Pourquoi adapter un roman de Marie Cardinal pour la scène aujourd’hui? Avant de parler de l’écriture de Marie Cardinal et de son roman Une vie pour deux en particulier, je dois dire que c’est un geste porteur de sens, pour moi, que d’écrire une adaptation plutôt qu’une nouvelle pièce de théâtre.
 
J’éprouve le désir de fouiller, d’extraire, d’assembler et de répondre, plutôt que de créer sous l’impulsion de mon imagination, de mon éducation, de ma culture, de mes expériences.
 
Ce désir est complexe, car il m’emmène dans une démarche d’écriture que je ne connais pas, et que je découvre depuis plusieurs mois.
 
 

NE PAS ÉCRIRE UNE NOUVELLE PIÈCE DE THÉÂTRE

 
Adapter un roman pour la scène est pour moi un questionnement, et une prise de position.
Quel est le rôle, aujourd’hui, de la littérature et de l’écriture dramatique?
Que signifie l’incorporation d’une écriture autre à la sienne?
Quelle est, dans cette écriture dont je m’empare, la part de familiarité et la part d’étrangeté?
Pourquoi décomposer un récit plutôt que de chercher à en construire un?
Pourquoi déterrer Marie Cardinal?
L’écriture peut-elle libérer les morts?
Pour un temps je n’ai plus envie de prétendre à de nouvelles idées.
Je préfère m’emparer d’idées existantes comme matériau d’écriture.
Les manger, les digérer, les recycler, dans son sens le plus noble et le plus humble.
Oui: à l’industrie culturelle je préfère encore le recyclage culturel.
J’accepte la fatigue de mon imagination.
En même temps, par cette démarche, je questionne l’abondance de l’écriture dramatique contemporaine au Québec.
Je cesse, pour l’instant, de participer à cette cadence effrénée de nouveaux textes dramatiques qui, pour la plupart, n’auront qu’une lecture, qu’une création, qu’une dimension.
 
Nous vivons dans la chimère des générations spontanées, où chacun croit qu’il s’est auto-enfanté.
Un règne d’artistes et d’écrivains qui n’ont pas d’ascendant, pas de parent, et beaucoup d’originalité.
Avant de nous noyer dans le flot des produits culturels engendrés par notre hâte et notre aveuglement, je m’arrête.
Avec joie je quitte pour un temps l’invention à tout prix, et je me concentre sur les mots d’une autre. (Pour le dire.)
 
 

NE PAS ÊTRE À LA MODE

 
Marie Cardinal est obsédée par des thèmes qui me provoquent.
 
Ils me provoquent en partie parce qu’ils ne sont absolument pas à la mode: expérience de la maternité, paysages d’enfance, amour et désamour, nostalgie, féminité, cheminement intérieur, introspection, littérature, alors que la mode est à la violence, à la cruauté, au consumérisme des relations humaines, au vide intérieur, à la perversion. Pourquoi alors adapter une romancière qui n’est pas à la mode?
 
Marie Cardinal, ces dernières années, erre dans le purgatoire où passent tous les écrivains importants quand ils meurent. Ils y restent un certain temps avant qu’on se penche à nouveau sur leur écriture.
 
Je me penche sur ce roman parce que j’ai l’intuition que j’arriverai à en extraire une substance qui rende compte de la force et de la nécessité de l’écriture de Marie Cardinal.
 
Marie Cardinal a tenté, par son travail d’écrivain et aussi par sa manière de vivre, de réinventer le couple, la famille, la femme, et en particulier la femme intellectuelle, la femme créatrice. Elle a voulu, il me semble, nous libérer des définitions.
 
C’est en partie grâce à elle que moi-même, aujourd’hui, comme d’autres, suis en mesure d’envisager la recherche d’un équilibre et d’un épanouissement qui ne passeraient ni par le sacrifice, ni par le ravage, donc ni par l’abnégation totale, ni par la négation des individus qui m’entourent.
 
Cela ne veut pas dire que Marie Cardinal a réussi son projet, ni moi le mien. Cela veut simplement dire qu’il nous est permis, comme individu et comme société, d’imaginer une cohabitation de désirs apparemment contradictoires et incompatibles chez la femme. C’est immense. Si les soulèvements de mai 68 et notre révolution tranquille ne sont pas parvenus à changer un système aliénant, ni à inverser la vapeur dévastatrice d’un capitalisme sauvage, ces révolutions auront transformé l’intime à tout jamais. C’est justement un roman de l’intime dont je me suis emparée. Un roman qui aborde le corps comme un paysage, et le paysage comme un corps.
 
Une sorte d’autopsie du sentiment amoureux.
 
 

PARLER AVEC ELLE

 
La Marie Cardinal que j’ai côtoyée était déjà largement atteinte par l’aphasie qui la privait de mots, et donc de l’articulation de sa pensée. Cruelle ironie du sort, pour une femme de lettres, d’être forcée au mutisme.
 
Inutile de dire que je n’ai jamais eu de grandes conversations avec Marie Cardinal, et je le regrette. J’aurais tant aimé la connaître plus tôt, ou alors que ses mots l’abandonnent plus tard…
 
Aujourd’hui je me venge du sort: je parle avec elle.
 
 
Evelyne de la Chenelière
Auteure