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Entretien avec Anja Hilling

Tristesse Animal noir

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VOTRE TEXTE, TRISTESSE ANIMAL NOIR, EST CONSTRUIT SOUS FORME DE TRIPTYQUE DANS LEQUEL VOUS EXPLOREZ DIFFÉRENTES FORMES D’ÉCRITURE DRAMATIQUE SELON LA PARTIE. COMMENT EXPLIQUEZ-VOUS CE CHOIX?
 
ANJA HILLING
« En commençant à écrire la pièce, j’avais déjà une vision précise de la seconde partie : un incendie arrache des hommes et des femmes – de classe moyenne et en pleine fleur de l’âge – à leur apparente sécurité, tout en leur donnant la possibilité d’être plus qu’eux-mêmes, que leurs vies, que leurs joies et leurs peines. Ensuite, je me suis demandé quel rapport ces personnes avaient entre elles avant l’incendie, ce qui les intéressait, ce qu’elles savaient et ignoraient les unes des autres, quels étaient leurs amours et leurs haines, leurs projets de vie, avant que tout ne soit réduit à néant. Ceci forme la première partie, très réaliste. Au moment de concevoir la troisième partie, je l’imaginais plus neutre que ce qu’elle est devenue. Je pensais que ces gens étaient plus dégourdis, qu’ils allaient réintégrer leur vie d’avant, mais c’est devenu différent. Malgré leur tentative de se réinsérer dans la société, dans la ville, dans leur mode de vie, l’incendie est resté ancré en eux. Ce n’était pas prévu, mais je trouve beau que cela se soit passé ainsi. »
 
 
LA PIÈCE S’INSPIRE D’UN FAIT RÉEL – LES INCENDIES QUI ONT DÉVASTÉ LA GRÈCE EN 2007 – POUR ALLER VERS UNE PUISSANTE TRAGÉDIE MODERNE À SAVEUR EXISTENTIELLE. QUEL A ÉTÉ LE PARCOURS POUR EN ARRIVER LÀ?
 
ANJA HILLING
« Cela va très vite : au moment où je lis cette histoire, se dessine dans mon esprit un groupe de gens qui désirent simplement faire un barbecue, mais qui, tout d’un coup, se retrouvent traduits en justice pour avoir causé un incendie de forêt. J’ai su tout de suite que je devais écrire cette scène, dont plusieurs aspects m’interpellaient : la conscience, la culpabilité, l’innocence et la nature. Je n’ai pas suivi le déroulement du vrai procès. Une punition extrajudiciaire me paraissait plus fascinante. »
 
 
VOUS SEMBLEZ AVOIR UN REGARD LUCIDE ET PLUTÔT IMPLACABLE SUR LA GÉNÉRATION QUE VOUS DÉCRIVEZ DANS VOTRE PIÈCE. QUELLE EST VOTRE PERSPECTIVE SUR CETTE GÉNÉRATION?
 
ANJA HILLING
« Je l’aime vraiment, entièrement. Parfois, certains me disent qu’ils trouvent mes personnages antipathiques, mais je ne comprends pas ce qu’ils veulent dire par là. Ceux-ci tentent simplement de faire leur bonheur, tout le temps, désespérément. Et ce faisant, ils se font mal et blessent les autres, principalement par des paroles. Ils sont captifs des structures de leur époque, de leur formation et de leur classe sociale. En même temps, ils portent en eux quelque chose d’autre, de plus grand. Je crois que chaque génération cherche des voies pour échapper à des forces plus puissantes qu’elle. Celle-ci essaie de se réfugier dans le sarcasme et la prise de distance, mais au fond d’elle-même, elle est trop perspicace pour vraiment croire que cela soit efficace. C’est cet espace intérieur, sous la surface lisse de ces gens, qui m’intéresse, précisément à cette époque-ci et dans ce monde-ci. »
 
 
QUEL RAPPORT ENTRETENEZ-VOUS AVEC LA NATURE? ON POURRAIT PENSER QUE VOUS TROUVEZ NOTRE RELATION À CETTE NATURE EN GÉNÉRAL TROUBLE, AMBIGUË…
 
ANJA HILLING
« Il existe beaucoup de réponses à cette question. Je choisis celle de l’auteure : pour moi, la nature est le contraire des mots. Un espace indicible, qui s’éclaire dans les meilleurs moments pour m’injecter un nouveau langage. Cela me fait peur et me comble en même temps. Je n’en ai pas encore trouvé l’expression adéquate, mais si c’était le cas, je devrais m’arrêter d’écrire. »
 
 
DANS LA PIÈCE, VOUS FAITES RÉFÉRENCE AU PHILOSOPHE ET NATURALISTE AMATEUR AMÉRICAIN HENRY DAVID THOREAU. COMMENT SON ŒUVRE OU SES IDÉES ONT-ELLES INFLUENCÉ VOTRE PIÈCE?
 
ANJA HILLING
« C’est l’essence de ses pensées qui m’intéresse. La rigueur. La fermeté. Et la poésie contenue dans la nature de la vie. Tout ceci est très éloigné de moi. Et parfois pas. Au moment où un des personnages de ma pièce cite Thoreau, on voit que l’essence dont parle celui-ci l’a touché. Même si ce n’est mentionné qu’en passant, c’est là. »
 
 
SELON VOUS, COMMENT ÉVITE-T-ON DANS NOTRE SOCIÉTÉ DE FAIRE FACE À DES RÉALITÉS TELLES QUE LA MORT ET LA SOLITUDE, SI TEL EST LE CAS?
 
ANJA HILLING
« Je ne peux pas dire grand-chose à ce sujet, si ce n’est que nous nous comportons, curieusement, comme si le vieillissement, l’agonie et la mort allaient nous être épargnés. »
 
 
LA MUSIQUE EST TRÈS PRÉSENTE DANS LA PIÈCE. QUELLE EST SA PLACE DANS VOTRE OEUVRE?
 
ANJA HILLING
« Lorsque j’écris, je parle de relations avec la nature, la société, avec les autres et nous-mêmes. Cet ensemble passe par des mots, des pensées, des contacts, des citations, mis en mouvement par le sentiment. Et la musique est (pour moi) une porte y donnant accès, ni plus ni moins. »
 
 
COMMENT SITUEZ-VOUS LE TEXTE TRISTESSE ANIMAL NOIR DANS L’ENSEMBLE DE VOTRE TRAVAIL? TROUVE-T-ON DES THÈMES RÉCURRENTS OU DES FORMES SEMBLABLES AU SEIN DE VOS PIÈCES?
 
ANJA HILLING
« Mon processus d’écriture est une lutte avec la forme, pour atteindre – au mieux possible – les limites du langage, sans toutefois les abattre, car je devrais alors cesser d’écrire. Aussi longtemps que j’existerai, je m’intéresserai à ces limites sans les accepter. Un mot ne peut jamais exprimer toute la vérité; une phrase dite par quelqu’un à quelqu’un d’autre n’existe jamais seule : elle cache toujours toute une vision du monde, avec ses espoirs et sa tristesse. Cette pièce tente d’éclairer ces limites par le biais d’un incendie; d’autres auteurs empruntent d’autres chemins. »
 
 
QUI SONT LES AUTEURS DRAMATIQUES QUI VOUS ONT LE PLUS INFLUENCÉ DANS VOTRE TRAVAIL?
 
ANJA HILLING
« Shakespeare, Goethe, Tchekhov. Et en ce qui concerne la période actuelle, je suis amie avec quelques auteurs que j’apprécie beaucoup, que je hais, que j’admire et sans lesquels je ne pourrais pas continuer. »
 
 
SELON VOUS, EST-CE QUE L’ART PEUT ÊTRE SALVATEUR? L’EFFET CATHARTIQUE EXISTE-T-IL VRAIMENT? ET POUR QUI? LE PUBLIC OU L’ARTISTE?
 
ANJA HILLING
« L’art ne peut guérir, mais il peut ouvrir le cerveau. La catharsis existe, sinon cette notion ne serait pas apparue. Pour tout le monde, en fait… La catharsis de l’artiste est surestimée, l’art de voir et d’écouter est sous-estimé. »