Billetterie

Parcours Oulipien

1988. Alors que la dramaturgie québécoise explore toujours les territoires escarpés de l’identitaire et que se développe un nouveau « théâtre de l’image », notamment avec Robert Lepage ou Carbone 14, une jeune compagnie audacieuse concocte des créations singulières qui l’inscrivent résolument en marge du théâtre qui se pratique alors ici. Cette jeune compagnie, c’est le Théâtre Ubu, qui, depuis la création de COEUR À GAZ & AUTRES TEXTES DADA au Musée d’art contemporain de Montréal en 1981, développe peu à peu un langage scénique particulier, lequel fait s’effriter les frontières entre les arts, invente de nouvelles modalités de jeu et n’a de cesse d’étonner un public toujours grandissant. Sous la gouverne de Denis Marleau, le Théâtre Ubu invite le spectateur à (re)découvrir et, surtout, à entendre un matériau inusité : les textes ludiques et irrévérencieux des écrivains associés aux premières avant-gardes européennes, notamment les dadaïstes. Fidèle à l’esprit de ces avant-gardes, qui ont mis à l’avant-scène l’art du collage (textuel et pictural), le metteur en scène collige, découpe et assemble des fragments textuels ― poèmes, discours ou petits récits ― qui, agencés en un chapelet de tableaux, deviendront la trame de stupéfiants spectacles-collages, de COEUR À GAZ & AUTRES TEXTES DADA (1981) à MERZ VARIÉTÉS (1994) en passant par LUNA-PARK 1913 (1991) et OULIPO SHOW (1988). Par ailleurs, si l’esprit oulipien ou dadaïste souffle sur ces créations, celles-ci échappent à toute reconstitution historique : les textes choisis, le plus souvent, n’ont pas été écrits pour la scène et, passant à travers la voix, le corps et le jeu innovant des acteurs, ils trouvent ici une couleur insoupçonnée, une rythmique et une matérialité nouvelles; ils sont aussi l’assise à partir de laquelle naît un langage scénique inédit. Ce faisant, de spectacle en spectacle, Marleau développe une « forme de théâtre pur, à la fois inscrit dans une tradition et complètement neuf ».1
 
Avec OULIPO SHOW, créé en 1988 à la Salle Fred-Barry, à Montréal, cette « forme de théâtre pur » atteint son apogée, se cristallise en un spectacle où rigueur et ludisme s’entretissent, soit une œuvre aux rouages parfaitement huilés qui laisse le spectateur ébaubi et conquiert la critique, unanimement élogieuse. S’ensuit une série de tournées, ici comme à l’étranger : la pièce est présentée au Festival de théâtre des Amériques, celui du jeune théâtre à Liège et au VIIIe Festival international de Grenade (Espagne). Elle connaît également un vif succès, de 1988 à 1991, dans plusieurs théâtres de Belgique, de Suisse et de France. À Paris, elle est présentée au Centre Pompidou, dans le cadre de la ‘Revue parlée’, investissant un territoire muséal comme aux premiers temps de la compagnie et réaffirmant, ce faisant, les liens inextricables qui existent entre le Théâtre Ubu et le monde des arts visuels. Si OULIPO SHOW fait marque dans le paysage théâtral québécois et contribue à la renommée internationale du metteur en scène, le spectacle, élaboré à partir d’un collage de textes de Raymond Queneau, Italo Calvino, Georges Perec, François le Lionnais et quelques autres « oulipiens », scelle également la « manière Ubu » de cette première décennie de création. Quelques traits caractéristiques, déjà explorés dans les spectacles précédents, notablement avec MERZ OPÉRA, font désormais saillie et se posent comme des jalons incontournables, balises éthiques et esthétiques dont la trace sera persistante jusque dans les créations les plus récentes : faire entendre le texte; inventer, avec l’acteur, de nouvelles règles du jeu théâtral; creuser l’épure, le dépouillement, loin de tout artifice.
 
FAIRE ENTENDRE LE TEXTE
 
OULIPO SHOW dans la foulée de COEUR À GAZ & AUTRES TEXTES DADA ou de PICASSO-THÉÂTRE, s’inscrit dans la continuité d’une série d’expérimentations théâtrales dont le « fil rouge », aux dires de Yannic Mancel, est aisément identifiable, « chaque œuvre [étant] l’objet d’une interrogation sur la langue, sa logique et ses surprises »2. En effet, Denis Marleau, épris depuis toujours d’une littérature exigeante, qui ébranle les conventions et bat en brèche ses propres codes, a fait du texte, dès le tout premier spectacle de la compagnie, la matière première de son théâtre. Se posant comme un véritable archéologue de la lettre, il procède à un travail de « désenfouissement de matériaux »3 tirés dans des répertoires peu visités en cette fin de XXe siècle. Intéressé par l’audace formelle des avant-gardes (Dadaïsme, Surréalisme, Futurisme) et des néo-avant-gardes (Oulipo), il trouve chez des auteurs comme Tzara, Perec ou Queneau, un terreau fertile pour rêver le théâtre autrement. Privilégiant des textes non dramatiques, sans fable ou sans linéarité narrative, le metteur en scène « fait théâtre » de cette littérature des limites qui, transposée à la scène, vient bousculer les codes de la représentation. Ainsi, sur les planches du Théâtre Ubu, il ne s’agit pas de raconter une histoire, mais de faire entendre le texte dans sa matérialité, de l’envisager comme matière sonore et, ce faisant, d’entraîner le spectateur du côté d’une expérience de l’écoute, au cœur d’un « pur retentissement des mots ».4
 
Avec MERZ OPÉRA, déjà, cette expérience s’est révélée des plus envoûtantes, les mots, voire les syllabes (la « Ursonate » de Schwitters, pièce de résistance du spectacle, est composée d’un agencement de syllabes et de mots inventés), se donnant à entendre comme substance concrète, pure matière sonore libérée du carcan de la signification. « [A]veugles sont les mots qui ne savent retrouver que leur place dès leur naissance (…) et terne est la lueur prédestinée de ce qu’ils disent »5 écrivait Tzara dans L’Homme approximatif, invitant à repenser le sage ordonnancement des mots dans le langage et à les affranchir de tout sens préétabli. Une invitation qui, assurément, trouve quelque résonance chez l’auteur de la « Ursonate » comme chez Marleau qui a fait parvenir aux oreilles des spectateurs6 l’entêtante musicalité des bricolages dada composant MERZ OPÉRA. Avec l’aventure d’OULIPO SHOW, un même désir de réification du langage préside à la création du spectacle. Même si les textes composant les territoires de l’Ouvroir de Littérature Potentielle sont moins iconoclastes que le répertoire dada ― les Exercices de style de Queneau, pièce maîtresse du collage, racontent un récit sous le mode de la répétition-variation ―, la langue demeure ici une sorte de partition sonore, matière concrète permettant de faire entendre le texte avec limpidité, d’en réveiller tous les possibles. Avec ce spectacle, Marleau porte à son zénith l’exploration de la physicalité du langage, un travail qui ne peut être possible qu’à travers la voix et le corps de l’acteur, instrument premier de cette plongée dans les étonnants possibles scéniques du verbe.
 
 
L’ACTEUR VIRTUOSE
 
« Toutes les ressources de l’acteur, en fait, sont exacerbées » dans OULIPO SHOW, alors que « le spectateur assiste à de véritables performances vocales et gestuelles ».7 Ici, Marleau poursuit une démarche qui demeurera centrale jusqu’à aujourd’hui, soit l’exploration avec l’acteur des virtualités du texte, notamment à travers le travail de la profération. Faisant de la contrainte oulipienne de la répétition-variation une poétique de création, les acteurs font donc entendre le texte de mille façons. À travers une exagération marquée de la profération et avec, selon les mots de Carl Béchard, une « précision maniaque », ils adoptent une diction exaspérée, multiplient les effets vocaux, les changements d’accents, de rythme, de volume, font tourbillonner une parole devenue musique au fil d’une suite de tableaux dont l’écoute se fait jubilatoire. Avec OULIPO SHOW, la parole est une fête et retrouver le spectacle aujourd’hui, avec les mêmes acteurs qu’au moment de la création, c’est aussi renouer avec cette dimension festive et éminemment ludique du théâtre.
 
Par ailleurs, si le travail vocal est primordial, le corps de l’acteur n’est pas en reste. Paraissant saisi, dépossédé de lui-même par cette parole déferlante qui le traverse, l’acteur adopte une gestuelle qui évoque la figure de l’automate, ou encore, celle, si chère aux avant-gardes, de la marionnette. À l’écart de tout psychologisme, de nouvelles modalités de jeu sont investies : le bougé du corps, minimal, paraît mécanisé; le comique de la posture, comme dans le jeu grotesque, est accentué; le regard comme la parole sont dirigés vers la salle, dans une frontalité distante qui ne cherche pas à susciter un échange avec les spectateurs; enfin, dans un constant va-et-vient, l’acteur passe du monologue, où il éblouit, à la choralité, où son corps se fond, s’efface derrière le « personnage-choral » unique. Si, depuis le tournant des années 1990, le collage le cède à une dramaturgie « pleine » et non morcelée ― Marleau monte désormais des textes de Chaurette, Jelinek, Maeterlinck, Pliya ―, ces modalités de jeu, qui s’affirment et s’affinent dans OULIPO SHOW, vont perdurer, à divers degrés, tout au long du parcours du metteur en scène, bien au-delà de la rupture dramaturgique observée.
 
 
VERS LE DÉNUEMENT
 
Avec OULIPO SHOW, s’affirme également un nouveau dépouillement. « Faire entendre le texte », ici, c’est aussi le dégager de ce qui l’encombre ou le supporte habituellement. À partir de ce spectacle, s’installe donc chez Ubu une épure. Ainsi, le décor disparaît progressivement, la musique, ponctuelle, occupe une place modeste dans la représentation, et, l’éclairage, pour sa part, se fait pictural : comme dans un tableau, il découpe les silhouettes et les visages, faisant de la figure le point central de la scène, lieu de naissance et de déversement de toute parole.8 À travers ce dénuement, ne subsistent alors que des corps, des regards hagards ou pénétrants, des mots qui résonnent dans le noir. Bien que, dans les années qui suivront, les spectacles de la compagnie investiront d’autres territoires dramaturgiques, et que Marleau passera « d’un théâtre où la parole est d’abord son à un théâtre où la parole est d’abord sens » 9, persistera cette prédilection pour le dépouillement qui, notamment dans des œuvres où le monologue prédomine (JACKIE, CE QUI MEURT EN DERNIER…), laisse toute la place à la parole, donnant à voir et à entendre de fabuleux paysages mentaux. Ainsi, bien que certaines ruptures esthétiques marquent le trajet parcouru depuis 30 ans par le Théâtre Ubu (devenu UBU compagnie de création), certains traits ― textocentrisme, invention de nouvelles modalités de jeu, épure scénique ― affirmés avec force dans OULIPO SHOW, perdurent aujourd’hui, en filigrane ou de façon plus marquée, dans chacune des créations de la compagnie qui, bien que fidèle à ses origines, ne cesse de se réinventer.
 
 
Catherine Cyr
 

 
1. Michel Tanner, « La raison d’être », dans L’Album du Théâtre Ubu, sous la dir. de Jean-François Chassay, Montréal/Carnières, Cahiers de Théâtre Jeu/Éditions Lansman, p. 40.
2. Yannic Mancel, « D’Ubu à WOYZECK : pour une relecture des avant-gardes », dans L’Album du Théâtre Ubu, Op. cit., p. 14.
3. Gilbert David, « Une matrice d’altérité. Denis Marleau ou les machinations d’un « ingénieur de théâtre poétique » », Études théâtrales, n° 13, 1998, p. 98.
4. Josette Féral, « Le pur retentissement des mots », dans L’Album du Théâtre Ubu, Op. cit., p. 37.
5. Tristan Tzara, L’Homme approximatif, Paris, Gallimard, 1968 [1931], p. 116.
6. Le théâtre de Marleau a d’ailleurs souvent été qualifié de « théâtre pour les oreilles ».
7. Hélène Jacques, Un théâtre de l’écoute. Statut du texte et modalités de jeu dans les mises en scène de Denis Marleau, thèse de doctorat inédite, Québec, Université Laval, 2010, p. 11.
8. Ce resserrement de l’attention autour du seul visage de l’acteur trouvera son apogée avec LES AVEUGLES, œuvre créée en 2002 au Musée d’art contemporain de Montréal.