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Regarde les princesses tomber

Blanche-Neige & La Belle au bois dormant

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La saison dernière, ESPACE GO, en coproduction avec UBU, présentait JACKIE, un monologue d’Elfriede Jelinek tiré du recueil Drames de princesses (La jeune Fille et la Mort). Polysémique, l’œuvre théâtrale de Jelinek s’amuse à se dérober à toutes les évidences. La direction artistique d’ESPACE GO a souhaité poursuivre l’exploration de cette écriture au bas mot exigeante. Voici donc BLANCHE-NEIGE & LA BELLE AU BOIS DORMANT, deux morceaux issus du même recueil que JACKIE.
 
 

ELFRIEDE JELINEK

 
Auteure inclassable, farouchement contestée mais tout de même nobélisée, Jelinek est une flamboyante guerrière. En lutte avouée avec son propre pays, l’Autriche, auquel elle reproche, à l’instar de Thomas Bernhard, de ne jamais avoir coupé à la racine les fondements du nazisme, elle mène une guerre non moins virulente contre toutes les dérives du pouvoir dont se montre coupable, à ses yeux, l’Occident. Cirque médiatique, déséquilibre économique, clivage des sexes, autant de visages actuels de l’oppression que Jelinek traque énergiquement. Et même le théâtre, lorsqu’il s’entête à générer de fausses illusions, n’échappe pas à ses coups de griffes. Jelinek se méfie de toute convention, jusqu’à celles que véhicule le langage. Aussi s’emploie-t-elle à tordre la syntaxe, à pirater les expressions consacrées, à multiplier les néologismes. En résulte une écriture en bien des endroits grotesque et à l’ironie toujours corrosive.
 
 

DE L’ICÔNE RÉELLE AUX PRINCESSES DE CONTES

 
On l’a dit, Jelinek se méfie de tout, même du théâtre. Dans JACKIE, figure ayant réellement foulé le sol de la Terre, Jelinek ne se mêlait aucunement d’un éventuel passage à la scène. Les mots défilaient, se bousculaient, seraient-ils lus, joués? L’auteure ne semblait pas, au sein de la partition, s’en préoccuper.
 
Les figures de Blanche-Neige et de la Belle au Bois Dormant, elles, n’ont existé que dans les songes de l’humanité. Et voilà que Jelinek, censément ennemie des conventions théâtrales, y va de didascalies bavardes, autoritaires : « deux mannequins géants, ressemblant à des épouvantails, entièrement tricotés de laine puis rembourrés, l’un à l’image de Blanche-Neige, l’autre à celle d’un Chasseur avec fusil et chapeau, discutent calmement. Les voix off sont légèrement distordues. » Plus, elle fait même reposer des charnières du texte sur des procédés on ne peut plus théâtraux, voire appartenant aux plus anciennes traditions : révélation tardive de la véritable identité (le Prince s’avère Dieu, le Chasseur, la Mort), déguisements, apparitions in extremis de personnages (que de poules, que de nains…!)
 
Quand Jelinek s’attaque au réel, elle le fait violemment, mais elle le fait seule. Quand elle désire dialoguer avec des mythes séculaires, elle convoque tous les artistes de la scène à grands signes. On pourrait y voir la preuve qu’elle n’est pas aussi misanthrope que le laissent entendre les accusations qui pèsent contre elle… À mon sens, ce que ces deux réflexes d’écriture révèlent de plus intéressant, c’est la grande méfiance et la grande soif que Jelinek nourrit tout à la fois quant à l’imaginaire. Comme si elle ne pouvait s’abandonner totalement à la magie de la scène, lire : à l’espoir, à la lumière, une fois qu’une première vérité a été établie. J’y reviendrai.
 
 

LA BLANCHE

 
La critique féministe a toujours condamné le mythe de Blanche-Neige, ne lui reconnaissant, comme pouvoir initiatique, que celui d’apprendre aux jeunes filles à bien se soumettre. Les analyses psychanalytiques sont également légion : la fable correspondrait aux étapes de l’éveil sexuel, de l’enfance jusqu’à la fécondité.
 
Elfriede Jelinek s’empare du mythe de façon tout originale, en le dépouillant de ses possibles enjeux charnels. Dès la didascalie initiale, l’auteure bannit les corps de la scène, leur préférant « deux mannequins géants. » Il ne s’agit pas de dessèchement, Jelinek prend appui sur cette convention pour doter son héroïne d’un discours de haut vol. La figure de Blanche-Neige énonce d’ailleurs des plus clairement à quelle hauteur se situe sa quête : « je suis une chercheuse de vérité, et en matière de langue également ». Bien qu’il soit abondamment question de beauté et de mort au sein du texte, et de quelques sauteries éventuelles avec les nains (soulignons que ces évocations sexuelles, à l’instar de celles que contient LA BELLE AU BOIS DORMANT, n’ont rien de triste ou de torturé), tous ces sujets sont abordés d’un point de vue métaphysique. Le personnage du Chasseur, qui s’avère être la Mort, n’est d’ailleurs pas en reste, l’auteure lui accordant une grande élégance dans la réflexion.
 
L’exemple le plus frappant du parti pris de Jelinek est probablement l’hypothèse qu’avance le Chasseur pour expliquer la rivalité qui oppose Blanche-Neige à sa belle-mère. On est à cent lieues du concours de beauté: « j’ai l’impression que ce qui vous dérange le plus chez cette femme qui a tenté de marcher sur mes plates-bandes, c’est qu’elle semble manifestement croire à la propriété préalable totale de toute réponse et à la possibilité de se faire maîtresse de la raison à l’aide de cette même raison. »
 
 

JELINEK, L’AUTRICHE ET LA VÉRITÉ

 
Le BLANCHE-NEIGE de Jelinek est une partition d’une telle richesse, qu’elle pourrait faire l’objet de bien des lectures. Il m’apparaît toutefois important de mettre en lumière sa portée politique. En 2000, Elfried Jelinek faisait interdire toute représentation de ses pièces en Autriche, sans quitter le pays pour autant. En 2004, au moment de recevoir le Nobel, elle déclarait craindre que cette récompense ne devienne « une fleur à la boutonnière de l’Autriche ».
 
Comme l’explique l’historien Thomas Angerer, l’histoire moderne de l’Autriche est jalonnée de tabous, de déni, de camouflages : « le fait que l’Autriche ait été victime de la politique d’agression hitlérienne se trouve dans la déclaration de Moscou des trois Alliés de 1943. En même temps, cette déclaration contenait une seconde partie, qui rappelait aux Autrichiens leur part de responsabilité dans la guerre. Mais le gouvernement autrichien a toujours essayé de négliger cette seconde partie et a même réussi à la faire rayer du préambule du projet de Traité d’État. »1
 
C’est en raison de cette phrase manquante que Jelinek et tant d’autres maintiennent aussi farouchement le siège. « Pourquoi la vérité devrait-elle faire son entrée sous l’aspect de sept personnes à la fois, alors que même sous l’aspect d’une seule on ne voudrait pas la laisser passer calmement à côté de soi? Alors qu’à ce moment-là, on l’aurait enfin laissée derrière soi et que l’on pourrait raconter à nouveau des contes de fées? C’est justement parce que tout le monde la tripote qu’elle est devenue si farouche. »
 
Quand Jelinek écrit « conte de fées », je lis « espoir ». La grâce, un jour, de pouvoir s’abandonner à l’imaginaire sans méfiance, puisque la vérité aura enfin été établie.
 
 

LA BELLE

 
Le texte LA BELLE AU BOIS DORMANT constitue en soi un florilège de toutes les notions ennemies que l’auteure autrichienne combat.
 
La pièce met en scène une princesse, chrysalide végétant dans la mort, incapable de revenir à la vie par ses propres moyens : « il se peut que mon existence ne soit qu’attente, jusqu’à ce qu’on me donne un baiser » et un prince surfeur, grand dieu des plages. Une fois le baiser consommé ou plutôt administré, le prince et la princesse se lancent dans une conversation prétendument philosophique (pied de nez à l’impasse intellectuelle que semble actuellement connaître l’Occident?). Il y est question, au premier chef, de dépendance et de temporalité, mais également d’identité.
 
Non seulement la princesse n’a pas les moyens de recouvrer par elle-même la vie, mais elle semble tout ignorer de sa personne : « ce n’est pas une situation très rose, ça… […] Se réveiller d’un état et ne pas encore connaître, ou bien ne plus le connaître, l’autre état dans lequel on est tenu d’aller ». Il est d’ailleurs intéressant de mesurer la différence de précision entre les descriptions qu’offre l’auteure de ses deux personnages.
 
La princesse serait semble-t-il une célébrité, on reconnaît des motifs largement développés dans JACKIE, mais qui ici sont à peine esquissés (les vêtements dont on parle trop, le « bruissement des feuilles de chou »)… Bref, les contours de la princesse, figure dépossédée d’elle-même, demeurent extrêmement flous. En contrepartie, Jelinek détaille avec minutie la silhouette du prince, emblème d’un pouvoir absolu : « je regarde votre visage bronzé, monsieur le Prince, le gel dans vos cheveux foncés et les muscles sous votre T-shirt, je cherche les genoux et les fesses dans votre pantalon de surfeur extra large… » Ce profil de personnage n’a rien d’innocent. Maintes fois, Jelinek s’est déclarée être « contre le sport », en raison du culte du corps qui presque invariablement l’accompagne et qui était, rappelons-le, au cœur de l’esthétique nazie.
 
 

LE CRÉATEUR, SA CRÉATURE

 
Le mythe initial de la Belle au Bois Dormant racontait le triomphe de l’amour, force de vie, sur les ténèbres. Chez Jelinek, ni l’amour ni même la romance n’ont droit de cité. Le baiser, à l’origine symbole de délivrance, se solde ici par la soumission de la princesse : « je vous ai réveillée avec la fraîcheur revigorante des Tic Tac et j’ai accompli votre ébauche, que l’on m’avait soumise, je l’ai pour ainsi dire dessinée avec la bouche. » À maintes reprises dans le texte, Jelinek affiche une méfiance, voire un mépris envers un certain comportement amoureux qu’elle semble attribuer exclusivement aux femmes : la propension à n’exister qu’à travers l’autre.
 
Fort d’avoir ramené une morte à la vie, le dieu des plages, plutôt imbu de sa personne, n’hésite pas à s’octroyer le titre de Dieu tout court : « cela doit être un beau réveil : être accroupie si longtemps dans l’obscurité et la première chose que l’on voit, Dieu. Moi. Moi! Moi! » Personnifier la figure divine sous les traits d’un surfeur constitue à coup sûr un pied de nez à la religion, mais souligne également le déséquilibre des pouvoirs qui, selon Jelinek, sévit encore entre hommes et femmes. Le prince est le créateur, la princesse, sa « propriété », sa création. « Je le vois bien, si je ne vous l’explique pas, vous ne comprendrez jamais votre existence, et qui pourrait mieux vous l’expliquer que moi! Après tout, vous la tenez de moi! »
 
À l’opposition amour-ténèbres, Jelinek substitue l’opposition mortalité-éternité. Et le surfeur au corps parfait aura tôt fait de renseigner la princesse quant au moteur de sa nouvelle existence, un flétrissement progressif : « Et c’est parti pour le vieillissement! Dans cent ans, il n’y aura plus de baisers, mais des liftings en masse! Ici, nous ne voulons pas voir le temps comme adversaire de l’éternité, mais tout au plus de la beauté féminine… »
 
 

ET LA PLAISIR?

 
La chair est souvent triste ou torturée sous la plume de Jelinek, qu’on pense à JACKIE ou encore à LA PIANISTE… Coup de théâtre, LA BELLE AU BOIS DORMANT se conclut par une séance de fornication aussi festive et libératrice qu’un carnaval. Sans compter que cette scène donne droit à une charge contre l’Autriche des plus jouissives. Oui, le plaisir est au rendez-vous. Au terme de cette séance de copulation, prince et princesse unissent d’ailleurs leurs voix, un moment de réconciliation unique au sein des Drames de princesses.
 
 

LA GRIFFE JELINEK

 
Un des traits marquants de l’écriture de Jelinek est la mixité des niveaux de langage et des types de discours. Bien qu’infiniment méfiante envers la culture de masse, elle n’hésite pas, au sein de ses textes, à en convoquer des refrains, non sans une certaine fascination. Les ruptures sont brutales, spectaculaires, et contribuent tant à la verdeur qu’à la musicalité de l’ensemble : « J’ai trouvé une forme mixte, mélange d’écriture et de composition, donc une manière compositionnelle de manier la langue. »2 Au sein de LA BELLE AU BOIS DORMANT, et de BLANCHE-NEIGE, l’auteure s’en donne à cœur joie. L’haleine revigorante des Tic Tac et les plats Tupperware côtoient des phrases s’employant à doter les notions les plus abstraites de définitions scintillantes : « La vérité comme errance folle de l’être »; « La mort comme nudité de la bête aveugle, dans l’hébétement de laquelle l’homme se laisse entraîner pour enfin ne plus savoir de lui-même » ou encore « … L’impuissant est justement celui qui ne connaît de privation plus forte que celle du pouvoir ».
 
Malgré l’humour, omniprésent dans les Drames de princesses, et les emprunts à la culture populaire, l’écriture de Jelinek se drape d’une certaine opacité. D’une part, le discours des personnages est loin de s’articuler sans contradictions, la logique cédant bien souvent le pas à la simple association. Un seul mot, une seule image suffisent à propulser les personnages sur une nouvelle lancée. Les mots appellent les mots, comme le déclare elle-même l’auteure : « Je suis incapable de réduire mon expression pour n’en retenir que l’essentiel, comme les choses qu’on laisse étuver au bain-marie. »3 D’autre part, Jelinek semble prendre un malin plaisir à multiplier les comparaisons absconses. Il n’y a qu’à citer l’image de la haie dans LA BELLE AU BOIS DORMANT : « … tous les gens que je connais sont une haie. » Et Jelinek de s’acharner, de reprendre l’image sans pour autant l’éclairer. À nous de décrypter… ou d’attendre la prochaine impulsion.
 
 
INFLUENCES ET PARCOURS
 
Jelinek attribue elle-même ses premières influences à un collectif d’écrivains allemands, Le Groupe de Vienne, fondé en 1946. Composé de quatre poètes, Konrad Bayer, Oswald Wiener, Gerhard Rühm et Friedrich Achleitner, Le Groupe avait pour volonté de rattraper le temps perdu après sept ans de nazisme et de « purification » de l’art. Ils exploraient de nouveaux procédés d’écriture, tout en empruntant à l’expressionnisme, au dadaïsme et au surréalisme. Jelinek a d’ailleurs fait ses premières armes à titre de poète, genre qu’elle a rapidement délaissé pour le roman.
 
En 1977, elle a écrit sa première pièce de théâtre, CE QUI ARRIVA QUAND NORA QUITTA SON MARI, une suite moderne à la pièce MAISON DE POUPÉES d’Ibsen. Tout son parcours théâtral est marqué par une redéfinition constante de la forme dramatique et ce jusqu’à l’abolition : dissolution des dialogues et de la notion de personnage. Le point d’orgue de cette quête est probablement la pièce AU PAYS. DES NUÉES. (1990), une pièce écrite au « nous », mais dont les émetteurs de la parole demeurent indéterminés. Le tissu textuel est composé de diverses citations littéraires, rapportées dans leur intégralité ou modifiées par l’auteure. Elle reprend d’ailleurs ce procédé de mosaïque dans sa pièce BAMBILAND (2004), un pamphlet sur la perception qu’ont les Occidentaux de la guerre en Irak, au sein duquel elle fait entendre tout aussi bien les mots d’Eschyle que les voix des commentateurs de CNN. Depuis, Jelinek compte pas moins de quatre nouvelles pièces à son actif, dont une autour de la figure de Marie Stuart.
 
 
– Geneviève Billette
 
Geneviève Billette est bachelière en études françaises de l’Université de Montréal et diplômée en écriture dramatique de l’École nationale de théâtre du Canada. Parmi ses pièces portées à la scène, mentionnons CRIME CONTRE L’HUMANITÉ et LE GOÛTEUR, (Théâtre PÀP), GIBRALTAR dans LES ZURBAINS (Théâtre Le Clou) et LE PAYS DES GENOUX (Le Carrousel). Geneviève Billette a été récipiendaire de la Prime à la création du Fonds Gratien-Gélinas (2001), du Prix Paul-Gilson (2004) et du prix du Gouverneur général (2005) pour LE PAYS DES GENOUX.
 

 
1. Entretien ARTE Histoire, Thomas Angerer, 14 mai 2009.
2. « Euterpe en pure perte : de la musique chez Elfriede Jelinek » de Bernard Banoun, Revue Europe, janvier-février 2007.
3. L’Entretien d’Elfriede Jelinek et Christine Lecerf, Seuil, 2007.