Billetterie

Première préface

Projet Andromaque

Retour à la pièce

(…) Mes personnages sont si fameux dans l’antiquité, que pour peu qu’on la connaisse, on verra fort bien que je les ai rendus tels que les anciens poètes nous les ont donnés.
 
Aussi n’ai-je pas pensé qu’il me fût permis de rien changer à leurs mœurs. Toute la liberté que j’ai prise, ç’a été d’adoucir un peu la férocité de Pyrrhus, que Sénèque, dans sa TROADE, et Virgile, dans le second de l’ÉNÉIDE, ont poussé beaucoup plus loin que je n’ai cru le devoir faire.
 
Encore s’est-il trouvé des gens qui se sont plaints qu’il s’emportât contre Andromaque, et qu’il voulût épouser cette captive à quelque prix que ce fût. J’avoue qu’il n’est pas assez résigné à la volonté de sa maîtresse et que Céladon 1 a mieux connu que lui le parfait amour.
 
Mais que faire? Pyrrhus n’avait pas lu nos romans. Il était violent de son naturel. Et tous les héros ne sont pas faits pour être des Céladons.
 
Quoi qu’il en soit, le public m’a été trop favorable pour m’embarrasser du chagrin particulier de deux ou trois personnes qui voudraient qu’on réformât tous les héros de l’antiquité pour en faire des héros parfaits. Je trouve leur intention fort bonne de vouloir qu’on ne mette sur la scène que des hommes impeccables. Mais je les prie de se souvenir que ce n’est pas à moi de changer les règles du théâtre. Horace nous recommande de dépeindre Achille farouche, inexorable, violent, tel qu’il était, et tel qu’on dépeint son fils. Et Aristote, bien éloigné de nous demander des héros parfaits, veut au contraire que les personnages tragiques, c’est-à-dire ceux dont le malheur fait la catastrophe de la tragédie, ne soient ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants. Il ne veut pas qu’ils soient extrêmement bons, parce que la punition d’un homme de bien exciterait plutôt l’indignation que la pitié du spectateur; ni qu’ils soient méchants avec excès, parce qu’on n’a point pitié d’un scélérat. Il faut donc qu’ils aient une bonté médiocre, c’est-à-dire une vertu capable de faiblesse, et qu’ils tombent dans le malheur par quelque faute qui les fasse plaindre sans les faire détester.
 
 
Jean Racine
 
 

 
1 Le céladon est un type de céramique utilisant une glaçure verte ou bleu-gris translucide. Les céladons doivent leur nom au berger Céladon, personnage d’un roman précieux de 1610, L’ASTRÉE, qui portait des rubans verts, le céladon désignant aussi cette couleur.