Billetterie

Entretien avec Serge Denoncourt

Projet Andromaque

Retour à la pièce

CLAUDIA LAROCHELLE
Comment est née cette idée de plonger dans l’univers de Racine?
 
 
SERGE DENONCOURT
C’est parti d’une envie commune à Anne et à moi, c’était notre rêve de faire ça. On s’est questionnés ensemble sur notre amour mutuel de Racine. On s’est mis à parler de la qualité de la langue et des thèmes de ses pièces, mêlant à ces échanges le récit de nos peines d’amour et de la souffrance qui en résulte… On avait une urgence de discuter de la douleur amoureuse et on trouvait que personne n’en avait aussi bien parlé que Racine. Dans ANDROMAQUE surtout. Comme le théâtre de Racine n’est pas présenté souvent ici, on s’est dit que personne ne nous proposerait ce projet. On a donc décidé de le monter et Ginette (Noiseux) nous a ouvert l’ESPACE GO afin que nous puissions enfin donner vie à notre rêve.
 
 
CLAUDIA LAROCHELLE
Pourquoi ne pas avoir gardé ANDROMAQUE comme titre de la pièce et avoir plutôt opté pour PROJET ANDROMAQUE?
 
 
SERGE DENONCOURT
Au départ, au moment où l’affiche et la programmation sont sorties, on ne savait pas que le spectacle allait porter exclusivement sur ANDROMAQUE. On avait toute la liberté pour faire ce qu’on voulait : couper dans le texte de Racine, ajouter d’autres éléments, déplacer des passages de la pièce, etc. Il était aussi question d’intégrer d’autres œuvres au projet comme FRAGMENTS D’UN DISCOURS AMOUREUX de Roland Barthes, notamment. Puis, avec les acteurs on s’est mis à épurer et on est revenu au texte original d’ANDROMAQUE qu’on trouvait plus fort que toutes les choses expérimentales sur lesquelles on avait travaillé jusqu’à maintenant.
 
 
CLAUDIA LAROCHELLE
En plus de leur interprétation respective, les acteurs de votre distribution font partie prenante de presque toutes les facettes de la production. Quelle est, depuis l’amorce du projet, la nature de leur participation à cette œuvre?
 
 
SERGE DENONCOURT
Je voulais faire un show d’acteurs. Je leur ai demandé de m’apporter de la musique, des images et de participer à la recherche sur les costumes. Ça nous permettait en même temps de nous questionner sur la nature des personnages. J’avais fait ça au Quat’Sous avec JE SUIS UNE MOUETTE (NON, CE N’EST PAS ÇA) et ça avait bien fonctionné. Cette fois-ci, je n’avais pas envie de faire une mise en scène égoïste juste pour gagner des prix, j’avais envie d’aller le plus en profondeur possible dans mon rapport avec les acteurs.
 
 
CLAUDIA LAROCHELLE
Pendant les représentations, le public aussi aura un rapport privilégié avec les acteurs…
 
 
SERGE DENONCOURT
Lors du travail de lecture, j’ai aimé voir les acteurs travailler, assis à la table de répétition essayant de donner de l’âme à un personnage, avec un texte, une bouteille d’eau ou encore à l’aide d’objets. Je me suis rendu compte que le public ne voit jamais cet aspect-là du métier; c’est-à-dire quand les comédiens n’ont pas de costumes, pas de musique, juste un texte devant eux et qu’ils essaient de faire croire au metteur en scène qu’ils sont un roi grec, un prince ou des princesses d’il y a 4000 ans, ou que sais-je encore. Je me suis dit qu’on devait donner au public un accès à ces moments-là, lui présenter la manière dont débute un travail de théâtre, comment il finit, et ce, tout en lui permettant de suivre l’évolution de ces acteurs qui, assis, arrivent à rentrer dans la peau de leur personnage et dans son émotion.
 
 
CLAUDIA LAROCHELLE
Pourquoi Anne Dorval campe-t-elle le rôle d’Hermione plutôt que celui d’ANDROMAQUE?
 
 
SERGE DENONCOURT
Beaucoup de gens auraient pu penser qu’Anne est une ANDROMAQUE. Avec son physique, son énergie, elle aurait bien pu le faire. Mais Anne voulait jouer Hermione. Elle m’a expliqué que le côté extrême, voire dangereux, du personnage l’intéressait. Comme elle est toute menue, toute belle, personne ne s’attend à ça venant d’elle. Et pourtant, elle porte cette violence en elle. C’est intéressant qu’elle ait eu envie de cracher tout ça sur une scène.
 
 
CLAUDIA LAROCHELLE
Plusieurs personnes vont donc se sentir concernées en ce qui a trait à leurs rapports amoureux…
 
 
SERGE DENONCOURT
C’est sûr que les rapports amoureux nous questionnent tous, mais dans la pièce ils sont poussés à l’extrême. Il s’agit de quatre stéréotypes amoureux de l’être humain. Oreste est l’amoureux prêt à tout pour que l’autre l’aime. Hermione est l’amoureuse qui a besoin de conquérir, qui n’accepte pas qu’on ne l’aime pas. Andromaque vit un amour assumé, elle sait qui elle aime et reste inébranlable dans cet amour. Pyrrhus a le pouvoir sur tout, même sur l’amour. Ce qui m’a troublé, c’est que je m’y suis moi-même retrouvé, mais pas à travers le personnage auquel j’avais d’abord pensé… Ça ne dévoile pas nos plus beaux côtés.
 
 
CLAUDIA LAROCHELLE
Je me demande tout de même comment le public contemporain peut s’identifier à des personnages comme Andromaque alors que son histoire, qui remonte à l’Antiquité, est racontée à travers un langage recherché, tissé d’images et d’alexandrins.
 
 
SERGE DENONCOURT
Les vers nous rappellent que nous sommes au théâtre. Ils nous permettent d’avoir une certaine distance. Parce que lorsqu’on assiste à une pièce et que ce qu’on y voit nous ressemble beaucoup, on est porté à chercher des ressemblances avec les autres plutôt qu’avec nous-mêmes. Tandis que lorsqu’il y a une distance théâtrale, ça vient nous chercher d’une façon plus perverse.
 
Les vers s’apparentent aussi à une musique qui nous met dans un état second. Un peu comme écouter une messe en latin. Cette musique finit par s’immiscer en nous d’une façon très intime. C’est une chose qu’on a perdue au théâtre à force de faire du réalisme.
 
 
CLAUDIA LAROCHELLE
Née en Grèce au VIe siècle av. J-C., en quoi la tragédie grecque peut-elle encore avoir des résonances de nos jours?
 
 
SERGE DENONCOURT
Encore aujourd’hui, on parle du complexe d’Œdipe, de Jocaste, d’Électre… C’est resté dans notre vocabulaire. Des milliers d’auteurs ont abordé ces thèmes d’une manière ou d’une autre. On retourne toujours aux origines.
 
Les personnages tragiques vont au bout de leurs sentiments. C’est jouissif de les voir dire ou faire ce que nous ne pouvons dire ou de faire dans notre réalité. Tel est le pouvoir de la tragédie. On éprouve de la pitié et de l’horreur face à ces personnages qui nous permettent de vivre une catharsis qui nous ramène à notre propre tragédie intérieure. Ce n’est pas pour rien si les gens vont encore au théâtre malgré la télé, l’Internet et le cinéma. Cette catharsis n’existe que lorsque tu reçois l’histoire en plein visage. On aime voir les gens souffrir. À l’époque, il n’y avait pas de téléréalité, pas de nouvelles à la télé, etc. Pour voir de la souffrance, il fallait aller dans les arènes regarder des gens se faire manger par des lions… ou aller au théâtre! On a oublié ce plaisir de la catharsis, alors qu’on en a toujours besoin.
 
 
CLAUDIA LAROCHELLE
En choisissant de camper les actions de PROJET ANDROMAQUE dans un espace scénique dénudé et minimaliste, pensiez-vous laisser ainsi plus de place à l’essence même du texte racinien?
 
 
SERGE DENONCOURT
Dès le départ, je savais que je ne voulais pas de gros décors, de gros costumes, ni de bandes sonores trop présentes. Je voulais voir les acteurs et les entendre. C’est la raison pour laquelle on a choisi de placer le public de chaque côté de la scène. C’était notre façon de le plonger au cœur même du spectacle, très près des acteurs, de leur charge émotive, afin de lui faire vivre une soirée privilégiée. Souvent, dans la manière de présenter les tragédies grecques, on retrouve des colonnes, des robes, des feuilles de vigne, n’importe quoi qui puisse distraire de l’essence même du texte.
 
Se faire laisser par l’être aimé n’appartient pas qu’aux héros tragiques… Ça pourrait se passer à Manhattan ou à Montréal. J’avais envie qu’on entende ces mots-là, d’aller au plus simple de ce que Racine a encore à nous dire.
 
 
CLAUDIA LAROCHELLE
« Vous n’avez pas de concepteur de costumes, pas de scénographe, ni même d’artisan dédié à la musique, qu’est-ce qui justifie la collaboration de Martin Labrecque à la conception des éclairages? »
 
 
SERGE DENONCOURT
J’avais envie d’amener dans l’aventure UN concepteur. Je suis complice de Martin depuis 18 ans et c’est quelqu’un de sensible qui travaille sur l’émotion. Ses lumières sont des émotions. J’avais envie qu’il suive tout le processus de création et que l’éclairage devienne le neuvième personnage. Je pense aussi que j’avais besoin d’un complice au niveau de la production parce que sinon, j’aurais été bien seul…
 
 
CLAUDIA LAROCHELLE
Quelles références actuelles avez-vous intégrées à votre mise en scène?
 
 
SERGE DENONCOURT
Comme je ne voulais pas faire de reproduction historique, les costumes sont contemporains et ils font plus Alexander McQueen que toge romaine… La musique aussi est excessivement contemporaine, pour ne pas dire hard rock. Les acteurs m’ont apporté toutes sortes de chansons : du Coldplay, du Leonard Cohen, du jazz, des mélodies d’amour, etc. À travers tout cet éventail, on a découvert que c’est le heavy metal qui se rapproche le plus de Racine. Ça s’entend dans le texte.
 
 
CLAUDIA LAROCHELLE
Les valeurs présentes dans la tragédie prédominent-elles encore dans nos sociétés actuelles?
 
 
SERGE DENONCOURT
Pas nécessairement dans notre société, mais dans notre humanité. Ce que véhicule Racine est excessivement moderne parce qu’excessivement égoïste. Ses personnages ne vivent que pour eux. On peut dire que c’est donc le moment parfait pour monter du Racine. En effet, on vit tous en fonction de nos peines d’amour, de nos carrières, de notre vie. Avec de moins en moins d’implication dans la communauté. On est centré sur notre nombril. D’ailleurs, le pendant moderne de Racine serait pour moi Woody Allen. Allen, comme Racine, est dans le moi, moi, moi… « Mon problème avec les femmes, Ma mère, Ma sexualité ». Ils font tous les deux le décryptage des rapports humains et on retrouve dans leurs œuvres l’être humain dans ce qu’il a de moins noble.
 
 
CLAUDIA LAROCHELLE
Que ce soit PHÈDRE, BRITANNICUS ou ANDROMAQUE, qu’est-ce qui explique, selon vous, que les pièces de Racine aient été aussi peu souvent montées au Québec ces dernières années?
 
 
SERGE DENONCOURT
Ce n’est pas rentable. Les salles se remplissent avec Goldoni, Molière, Tremblay. Mais Racine…!!!! Je pense qu’il ne s’en joue tellement plus que ça devient une rareté qui effraie. Il y a aussi le fait que de moins en moins d’acteurs peuvent et savent en jouer. Jouer la tragédie demande une bonne diction et une grande capacité de compréhension du texte. Comme on monte de moins en moins Racine, les acteurs sont par le fait même moins entraînés.
 
Pour faire la distribution de PROJET ANDROMAQUE, ce fut l’enfer. Et ce n’est pas parce que nous n’avons pas de bons comédiens au Québec. Mais des bons qui peuvent jouer du Racine, il n’y en a pas des milliers. J’ai dû faire des auditions pour m’assurer qu’ils pouvaient dire du Racine sans que je sois obligé de devenir un professeur. Je voulais me concentrer sur la direction d’acteurs. J’ai même mis plus d’heures de répétitions sur ce spectacle-là. C’est comme un sport extrême pour un acteur. Pour jouer du Racine, il faut être archi-entraîné, autant qu’un coureur de marathon.