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Autour d’Andromaque

Projet Andromaque

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JEAN RACINE

1667. Jean Racine a 28 ans. Ses deux premières tragédies, LA THÉBAÏDE et ALEXANDRE ont été créées par nul autre que Molière au Palais-Royal. Surprenante association, mais disons-le, touchant parrainage artistique. Qui sera toutefois de courte durée. Bien que les échos aux deux spectacles furent plutôt favorables, Racine choisit de confier sa troisième pièce à la troupe rivale de celle de Molière, les comédiens de l’hôtel de Bourgogne. Le 17 novembre 1667, la troupe donne une représentation privée d’ANDROMAQUE au château du Louvre. La reine s’émeut. Le lendemain, la pièce est présentée au public de Paris. C’est le triomphe. Dès lors et pour des siècles, Racine occupera une place inégalée dans la littérature française. Une place que d’aucuns, selon les époques, trouveront démesurée. Un fait demeure toutefois indiscutable : Racine mystifie tant ses admirateurs que ses détracteurs.
 
 

LIEU DE LA PIÈCE

L’intrigue d’ANDROMAQUE se situe un an après la fin de la guerre de Troie. La ville a été mise à feu et à sang par les Grecs. Parmi les milliers de cadavres troyens, celui d’Hector, l’époux d’Andromaque, tué par la main d’Achille, père de Pyrrhus.
 
Elle se déroule à Buthrote, ville d’Épire, région située aux confins de la Grèce et de l’Albanie. Ce royaume, constitué à la fin du 5e siècle avant Jésus-Christ, prit de l’importance de 295 à 272 avant Jésus-Christ sous le règne de Pyrrhos II. Ensuite, il fut soumis par les romains en 168 avant Jésus-Christ.
 
 

UNE MÉCANIQUE INFERNALE

Après la guerre de Troie, Pyrrhus a fait captive Andromaque, ainsi que son fils Astyanax. Au goût de l’ensemble des Grecs, il apparaît inadmissible que Pyrrhus conserve vivant en son royaume le fils d’Hector qui, bien que défait, leur a infligé de nombreuses pertes et humiliations. Les Grecs dépêchent donc Oreste, à titre d’ambassadeur, afin de convaincre Pyrrhus de leur livrer Astyanax.
 
On pourrait ainsi, sèchement, résumer l’intrigue. Il manquerait tout le génie de Racine. À cette trame politique déjà lourde de sens, Racine a réussi à imbriquer à la perfection une chaîne passionnelle aussi impossible qu’explosive.
 
Oreste, bien qu’il arrive à la cour de Pyrrhus à titre d’ambassadeur, nourrit l’ardent désir de s’attirer les faveurs d’Hermione, la fiancée de Pyrrhus. Rien n’y fait, Hermione est passionnément éprise de son futur époux. Mais Pyrrhus n’a de cesse de repousser le mariage, parce qu’amoureux fou de sa captive, Andromaque.
 
Le XVIIe siècle se délectait d’un genre romanesque dit précieux, dans lequel s’entremêlaient les intrigues galantes. Au sein de ce type de romans, la boucle se serait bien évidemment bouclée et Andromaque aurait été amoureuse d’Oreste. Mais nous sommes chez Racine. Et Andromaque n’est amoureuse que d’Hector, son époux défunt, tué par la main même du père de Pyrrhus. Un mort met brutalement fin ici à la joyeuse farandole. Et la fidélité à un mort menace la vie d’un enfant. Si Andromaque s’entête à repousser Pyrrhus, ce dernier menace d’accéder à la demande des Grecs et de leur livrer Astyanax. Pour sauver son fils, acceptera-t-elle de trahir la mémoire d’Hector et celle de Troie? Le nœud gordien, c’est que dans les yeux de son fils, Andromaque ne voit que son mari, comme en témoigne Pyrrhus :
 
 
Vainement à son fils, j’assurais mon secours :
C’est Hector, disait-elle en l’embrassant toujours;
Voilà ses yeux, sa bouche et déjà son audace;
C’est lui-même, c’est toi, cher époux que j’embrasse.

 
 
Renier son serment de fidélité à Hector ou accepter la mort d’Astyanax a donc même valeur aux yeux d’Andromaque. Le dilemme tragique est posé. Et chacun de ses pas, de ses mots, de ses pleurs n’entraînera chez les autres personnages que déchirements et destruction. Lorsqu’Andromaque s’éloigne de Pyrrhus, celui-ci se rapproche d’Hermione, ce qui brise Oreste. Lorsqu’elle prête l’oreille à Pyrrhus, elle attise la jalousie vengeresse d’Hermione. Les cœurs se déclarent, se referment, claquent comme des portes furieuses, les revirements se multiplient : qui a dit que l’écriture de Racine était dénuée d’action?
 
Ce qui frappe avant tout, c’est que cette mécanique infernale ne fonctionne qu’en raison du mélange de deux traditions littéraires. Par-delà le brio d’avoir réussi à faire s’entremêler les trames politique et passionnelle, le véritable coup de génie de Racine consiste à avoir fondu au sein de ses quatre figures principales et la fureur des héros antiques, et le raffinement des cœurs propre aux figures romanesques du XVIIe siècle Comment, par exemple, un roi grec de l’Antiquité tolèrerait-il de se faire repousser durant une année entière par son otage tout en continuant à lui faire la cour?
 
Qu’on estompe la sauvagerie, la mécanique déraille; qu’on écorche le raffinement, le principe tragique s’évente. Un tel mélange des genres, au siècle du classicisme, au siècle de l’épure?
 
 

LES QUATRE « MONSTRES »

Hermione représente probablement l’incarnation la plus spectaculaire de cette hybridité. À première vue, elle a tous les attributs d’une jeune fille de bonne condition. Hermione est de parents célèbres. En effet, sa mère n’est nulle autre que la belle Hélène, dont l’enlèvement a provoqué la guerre de Troie. Son père est le roi grec Ménélas, qui a lancé l’assaut sur la ville « pécheresse » afin de récupérer son épouse.
 
Plusieurs commentateurs ont même dépeint Hermione comme une enfant gâtée. Il serait effectivement tentant de l’imaginer dans un salon du XVIIe, la voix haut perchée : une cible parfaite pour Molière. Ce serait sans compter la démesure de son orgueil. Hermione est un monstre d’orgueil, et des plus fascinants. Plus son cœur est blessé par Pyrrhus, blessé jusqu’à l’aveuglement, plus la cruauté qu’elle déchaîne à l’endroit d’Oreste semble lucide et calculée. Lorsqu’elle tente par tous les moyens de pousser Oreste au meurtre, elle est nécessairement défaite, pulvérisée intérieurement; on a toutefois l’impression d’entendre l’écho de Lady Macbeth.
 
 
Revenez tout couvert du sang de l’infidèle;
Allez, en cet état soyez sûr de mon cœur.

 
 
Au-delà de l’amour, pour Hermione, il n’y a rien d’autre que la haine. Et la haine la rend dangereusement stratège.
Pantin du sort (ou plutôt d’Hermione), Oreste insuffle à l’univers d’ANDROMAQUE le motif de la fatalité, propre aux tragédies antiques.
 
 
Mon innocence enfin commence à me peser,
Je ne sais de tout temps quelle injuste puissance
Laisse les crimes en paix et poursuit l’innocence.

 
 
Il s’agit effectivement davantage d’un motif que d’un moteur. Bien que les dieux soient nommés, parfois même interpellés par Oreste, ils ne sont guère agissants. Oreste a tout en son pouvoir pour être l’artisan de son propre malheur. Et il n’est pas, non plus, une figure homogène. D’entrée de jeu, il nous est présenté comme profondément mélancolique : un trait de la tourmente des héros romantiques avant l’heure. Lorsqu’il accoste en Épire, royaume de Pyrrhus, Oreste avoue lui-même avoir parcouru les mers en quête de la mort, pour se soulager de la douleur de ne pas être aimé d’Hermione. La seule intervention divine, au sein de cet univers, est peut-être d’avoir refusé cette mort à Oreste…
 
À l’image d’Hermione, Pyrrhus est animé de coups de sang. Mais quand il ferme brusquement son cœur à l’amour, ou plutôt quand il s’efforce de le faire, ce n’est pas la haine qui lui sert de refuge mais ses devoirs de roi. Loin d’être un tyran, Pyrrhus est une magnifique figure de pacifiste, voire d’humaniste. Il a saccagé Troie, il ne s’en cache pas, mais espère mieux pour la suite du monde.
 
 
Je souffre tous les maux que j’ai faits devant Troie :
Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé,
Brulé de plus de feux que je n’en allumai.

 
 
Dans son ouvrage Sur Racine, Roland Barthes identifie la question centrale que pose ANDROMAQUE en ces mots : « Comment la mort peut-elle accoucher de la vie? Comment passer d’un ordre ancien à un ordre nouveau? » À ses yeux, le seul espoir possible s’incarne dans la figure de Pyrrhus, dans son désir de faire d’Astyanax son fils, et d’ainsi mettre fin à « la loi vendettale ».
 
L’ultime vers que Pyrrhus adresse en ce sens à Andromaque est d’une sobriété désarmante, mais demeure l’un des plus vibrants de la pièce :
 
 
Pour la dernière fois, sauvez-le, sauvez-nous.
 
 
Andromaque demeure toutefois aussi constante dans sa fidélité à Hector que l’est Oreste dans son amour pour Hermione. L’avenir ne semble pas exister pour Andromaque, elle ne dialogue qu’avec la mort, elle porte la mémoire de Troie. Non pas à titre vengeur, mais comme le ferait un monument.
 
 
Figure-toi Pyrrhus, les yeux étincelants,
Entrant à la lueur de nos palais brûlants,
Sur tous mes frères morts se faisant un passage,
Et de sang tout couvert échauffant le carnage.
Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants,
Dans la flamme étouffés, sous le fer expirants.

 
 
Tant qu’Andromaque ne regardera pas son fils avec des yeux neufs, dissociés d’Hector et du passé, le « nouvel ordre » ne pourra pas advenir. Andromaque demeure fidèle à la mémoire de son mari défunt jusqu’à la démesure. Pourrait-on dire : Andromaque, mère insensible? Barthes avance que c’est justement parce qu’elle n’est pas une mère, mais une amante, qu’elle joue ainsi avec la vie de son fils. Qu’on soit en accord ou non avec sa lecture, elle met en relief, derrière le monument d’apparence immuable, antique, les hésitations du cœur d’une héroïne du XVIIe siècle.
 
 
 

LA LANGUE DE RACINE

 
Un des lieux communs de la critique racinienne est de faire état de la sobriété de son vocabulaire. Racine n’aurait employé qu’entre 800 et 1 200 mots. Puis on se ravise, on fixe le nombre à 2 000. Et rehaussé, le nombre total de vocables utilisés serait finalement de 3 719. Dans ANDROMAQUE, la pièce au vocabulaire le plus sobre, le verbe « pouvoir » apparaît à 96 reprises, le verbe « vouloir », 70 fois, on compte 45 « amour » et 39 « Ah! »… Jamais une langue d’écrivain n’a fait l’objet de calculs aussi minutieux, maniaques (et ce bien avant l’ère informatique!) Racine obsède. La musicalité, l’incandescence de ses mots, leur pouvoir d’incantation échappent cependant à toute statistique. En deux vers, Racine a le pouvoir de nous plonger dans l’enfer de la guerre, d’en faire éclater les hurlements; en un seul mot, de nous faire entendre le frisson d’une âme. Et encore une fois, la pureté ici n’est qu’illusion. Pour ses contemporains, Racine se permettait dans ANDROMAQUE d’audacieuses innovations langagières. Assez pour s’attirer les foudres d’un dénommé Subligny, obscur auteur et critique. Six mois après la création d’ANDROMAQUE, Subligny fait représenter une critique satyrique de la tragédie de Racine, LA FOLLE QUERELLE. Et c’est la question de la langue qui est au cœur de son entreprise. La préface de la pièce de Subligny est sans appel;: … Si l’on se veut donner la peine de lire l’ANDROMAQUE avec quelque soin, on trouvera que les plus beaux endroits où l’on s’est écrié et qui ont rempli l’imagination de plus belles pensées, sont toutes expressions fausses ou sens tronqués qui signifient tout le contraire ou la moitié de ce que l’Auteur a conçu lui-même, et que parce qu’un mot ou deux suffisent à faire souvent deviner ce qu’il y veut dire, et que ce qu’il veut dire est beau, l’on y applaudit, sans y penser, tout autant que s’il était purement écrit et entièrement exprimé. »
 
Ce n’est que plus tard, bien après la mort de Racine, que sa langue et plus largement son théâtre ont été élus comme modèle classique voire absolu de la tradition française.
 
 
 

CE QU’ILS EN ONT DIT

Une telle élection, une telle autorité, ne peut que s’avérer drôlement encombrante pour les autres écrivains et suscite évidemment les passions. De 1667 à nos jours, le théâtre de Racine a connu, selon les époques, tantôt des moments de grande célébration, mais également quelques traversées de désert.
 
 
Le XVIIIe siècle…
« Je conçois comment à force de travail on réussit à faire une scène de Corneille sans être né Corneille : je n’ai jamais conçu comment on réussissait à faire une scène de Racine, sans être né Racine. »
 
Denis Diderot, Discours sur la poésie dramatique, 1758
 
 
« Je regarde Racine comme le meilleur de nos poètes tragiques, sans contredit; comme celui qui seul a parlé au cœur et à la raison, qui seul a été véritablement sublime sans aucune enflure, et qui a mis dans la diction un charme inconnu jusqu’à lui. »
Voltaire, Lettre à M. de Soumarkoff, 1769
 
 
À l’aube de la Révolution cependant, le modèle des personnages raciniens n’était pas prisé de tous…
 
 
« Le véritable intérêt du cœur, sa vraie relation, est toujours d’un homme à un homme, et non d’un homme à un Roi. Aussi, bien loin que l’éclat du rang augmente en moi l’intérêt que je prends aux personnages tragiques, il y nuit au contraire. Plus l’homme qui pâtit est d’un état qui se rapproche du mien, plus son malheur a de prises sur mon âme. »
 
Beaumarchais, Essai sur le genre dramatique sérieux, 1767
 
 
Après la Révolution, l’écriture de Racine conserve son statut de joyau national, mais tend à être considéré comme un produit à l’usage exclusif de l’élite, qu’elle soit bourgeoise ou intellectuelle. Son théâtre est encore représenté sur les scènes, mais de façon plus sporadique. Les Romantiques du début du XIXe siècle, Hugo et Stendhal en tête, ne récusent pas en soi le génie de Racine, mais pestent contre l’immobilisme esthétique dont le théâtre fait preuve et auquel Racine sert d’alibi.
 
 
« Au lieu de ce mot tragédies, écrivez en tête des œuvres de Racine : Dialogues extraits d’un poème épique, et je m’écrie avec vous : C’est sublime. Ces dialogues ont été de la tragédie pour la nation courtisanesque de 1670; ils n’en sont plus pour la population raisonnante et industrielle de 1823. (…) Tout ce que j’ai à dire, c’est que moi, Français moderne, qui n’ai jamais vu d’habits de satin et à qui le despotisme a fait courir l’Europe dès l’enfance et manger de la vache enragée, je trouve que les personnages de Racine, d’Alfieri, de Manzoni, de Schiller, ont toujours la mine de gens contents de si bien parler. Ils sont remplis de passion; soit, mais ils sont d’abord contents de bien parler. »
 
Stendhal, Racine et Shakespeare, 1825
 
 
À la fin du XIXe, au tournant du XXe, Racine connaît une triomphale réhabilitation, grâce… aux acteurs. À la génération d’acteurs souvent appelée celle des « monstres sacrés », dont Sarah Berhnardt était la figure de proue.
 
Par la suite, il ne connaîtra plus de réelle mise au ban. Même après la Seconde Guerre mondiale, alors que l’écriture théâtrale questionne sa légitimité à dire, plusieurs metteurs en scène et non les moindres (Gaston Baty, Jean-Louis Barrault, Jacques Copeau, Roger Planchon, Jean Vilar) continuent et continueront d’explorer Racine. Ce qui n’empêche pas Jean Vilar de s’interroger : « Je suis loin de savoir s’il est vraiment un auteur dramatique. »
 
Mais laissons le dernier mot à André Malraux, qui tente de mettre fin à une part de la grande mystification.
 
« Je veux bien que Phèdre soit un chef-d’œuvre : en fait, je le crois. Mais de quoi? On nous dit depuis des siècles : d’une harmonie de l’art, d’un ordre de l’esprit. En somme une œuvre de même nature que l’architecture de Versailles et la peinture de Poussin. N’oubliez pas que le mot le plus souvent employé à propos de Racine est le mot perfection. […] Or je crois que Phèdre est un grand poème baroque. »
 
Réponse à Henry de Montherlant, 1955
 
 
 
Dossier réalisé par Geneviève Billette
 

Geneviève Billette est bachelière en études françaises de l’Université de Montréal et diplômée en écriture dramatique de l’École nationale de théâtre du Canada. Parmi ses pièces portées à la scène, mentionnons CRIME CONTRE L’HUMANITÉ et LE GOÛTEUR, (Théâtre PÀP), GIBRALTAR dans LES ZURBAINS (Théâtre Le Clou), LES ÉPHÉMÈRES (Conservatoire de Montréal) et LE PAYS DES GENOUX (Le Carrousel). Son écriture a également été présentée en France, au Mexique, en Suisse et au Canada anglais. Geneviève Billette a été récipiendaire de la Prime à la création du Fonds Gratien-Gélinas (2001), du Prix Paul-Gilson (2004) et du prix du Gouverneur général (2005) pour LE PAYS DES GENOUX. Elle a également écrit plusieurs textes pour la radio et signé trois traductions de textes mexicains. Son tout dernier texte, ÉVARISTE GALOIS CONTRE LE TEMPS a été présenté en lecture publique par le CEAD, en janvier 2009. Geneviève Billette est membre du conseil d’administration du Centre des auteurs dramatiques (CEAD).