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Autour de Manhattan Medea

Manhattan Medea

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MANHATTAN MEDEA

 
Le mythe de Médée est l’un des plus fascinants et des plus terribles qu’ait engendrés l’imagination humaine. Trahison, orgueil, vengeance, il visite les zones les plus sombres de l’être. Sans compter ses résonnances davantage politiques : soif de conquête, exil, peur de l’Autre. Médée était effectivement une « Barbare », issue des mystérieuses terres d’Orient et, de surcroît, magicienne. Aux yeux des Grecs de l’Antiquité, son savoir et ses pouvoirs exceptionnels (le nom Médée signifie « rusée et savante ») ne pouvaient que constituer une menace.
 
 
 

LE MYTHE

 
Le mythe de Médée date d’environ 2000 ans avant Jésus-Christ. Fille d’Aiétès, roi de Colchide, et petite-fille du soleil, Médée devient dès son plus jeune âge une magicienne habile et qu’on disait bienveillante. Quand les Argonautes, sous la gouverne de Jason, débarquent en Colchide pour conquérir la Toison d’or, ils se heurtent à l’hostilité du roi Aiétès, gardien du trésor. Médée, qui s’est éprise de Jason, tourne le dos à son père et emploie ses dons au profit des Argonautes. Reconnaissant, Jason propose à Médée de l’épouser. La magicienne s’enfuit alors avec lui et, afin d’empêcher son père Aiétès de les poursuivre, tue son propre frère, le dépèce et sème les morceaux sur sa route. Le vieux Aiètes, trahi et dépossédé, ramasse un à un les membres sanglants de son fils, laissant filer sa fille avec la Toison. Ce serait donc l’amour, pour ne pas dire la passion, qui aurait corrompu Médée dans l’utilisation de ses pouvoirs.
 
Les époux gagnent Iolcos, terre de Jason. Pélias, usurpateur du trône, refuse de rendre à Jason son royaume. Il goûtera à la ruse de Médée. Elle persuade les filles de Pélias qu’il est possible de rendre sa jeunesse à leur vieux père. La magicienne procède à une démonstration sur un bélier, qui après avoir été dépecé et plongé dans une marmite d’eau bouillante, redevient un tendre agneau. Enchantées, les filles de Pélias appliquent les mêmes bons soins à leur père. Elles n’obtiendront, bien évidemment, qu’un horrifiant ragoût. Le meurtre oblige Jason et Médée à fuir Iolcos.
 
Les deux époux se réfugient à Corinthe, où Médée donne le jour à deux fils. Au bout de quelques années de bonheur, Jason abandonne Médée pour Créuse, la fille de Créon, roi de Corinthe, afin de retrouver sa renommée (le statut de banni était un lourd stigmate). Répudiée et bafouée, Médée médite sa vengeance. Elle offre à Créuse un voile et un diadème qui s’incrustent au corps de la jeune épousée et prennent feu, lui infligeant une mort atroce.
 
Volant au secours de sa fille, Créon périra également dans les flammes, enchaîné au corps de sa fille et aux cadeaux empoisonnés de Médée.
 
Fait à remarquer, les récits demeuraient flous autour du meurtre des enfants de Médée. On disait généralement qu’ils avaient été tués par les Corinthiens mais que, pour se disculper, ceux-ci avaient accusé Médée elle-même. D’après d’autres récits, Médée avait voulu rendre ses enfants immortels, mais avait échoué, ou encore avait été interrompue par Jason, ce qui aurait empêché le rite d’être mené à terme.
 
 
 

EURIPIDE CRISTALLISE LE MYTHE

 
L’infanticide, pierre angulaire du mythe qui s’est transmis jusqu’à nous, ne semblait pas faire partie de la légende originelle. Les commentateurs s’entendent pour dire que c’est Euripide qui, en 431 avant Jésus-Christ, a imaginé de faire du meurtre des enfants un geste délibéré de Médée. Ce qui, à l’époque, constituait une audacieuse entorse à la règle.
 
Jusqu’alors, l’infanticide avait été traité dans la tragédie grecque comme un moment d’égarement, de dépossession de soi, provoqué par les dieux. La Médée d’Euripide, comme en témoignent ses douloureuses tergiversations, tue en toute connaissance de cause. Scandale. Euripide ne remporte pas la palme du concours de dramaturgie cette année-là, il finit troisième, pour ne pas dire bon dernier (oui, il y avait en Grèce, des siècles avant Jésus-Christ, des concours de dramaturgie. Et l’État, soucieux que l’ensemble des citoyens ait accès au concours et à la parole des poètes, payait le billet d’entrée des plus démunis.) Ce qui interpelle le plus par-delà le spectaculaire de l’infanticide, ce sont les multiples explications conscientes et inconscientes qui sous-tendent ce geste. Faire souffrir Jason, annihiler toute trace de son union avec ce dernier, se punir soi-même le plus violemment possible des meurtres précédents… En 431 avant Jésus-Christ, à l’âge de 49 ans, non seulement Euripide cristallise un mythe, mais donne naissance à l’un des plus grands personnages que le théâtre occidental ne connaîtra jamais.
 
 
 

SE CONFRONTER À MÉDÉE

 
Sénèque, à Rome, trois siècles plus tard, a lu Euripide et compose à son tour une tragédie autour de la même figure. Médée n’a cessé depuis d’inspirer les artistes. On compte aujourd’hui plus de 300 œuvres la représentant, que ce soit en peinture, en littérature, à l’opéra, au cinéma (mentionnons Pasolini) ou au théâtre (parmi eux, Caldéron de la Barca, Pierre Corneille, Jean Anouilh, Heiner Müller).
 
 
 

LA MÉDÉE DE DEA LOHER

 
Dea Loher s’est emparé à bras le corps du thème de l’exil, l’ancrant dans une cruelle actualité. La pièce a été écrite en 1999, à la fin d’une décennie qui a vu de nombreuses régions d’Europe centrale s’entre-déchirer. Sous la plume de Loher, Jason et Médée revêtent la figure de deux immigrants qui ont fui la guerre qui sévissait dans leur pays en s’embarquant de façon clandestine sur un cargo. La fameuse Toison d’Or ici n’est rien autre que le pécule que Médée a volé à son père afin de payer leur traversée au « passeur ».
 
L’intrigue de la pièce se situe sept ans après que Médée et Jason aient foulé de façon illégale le sol new-yorkais. Mais leur statut de clandestins demeure toujours inchangé. Ils vivent dans des hôtels miteux, changeant de lieu de semaine en semaine, afin d’éviter les descentes de sans-papiers (l’éternelle errance des époux du mythe originel, leur obligation à la fuite constante est ici brillamment reprise). Le dramaturge Jean Anouilh avait lui aussi exploré le thème de la clandestinité en écho aux enjeux de son époque, en dessinant Médée sous les traits d’une bohémienne. C’était tout juste après la Seconde Guerre mondiale, les Gitans faisaient encore l’objet de nombreuses traques.
 
New York, terre de tous les possibles, ville qui a dessiné son visage grâce aux immigrants, ne constitue pas un simple décor dans la pièce de Dea Loher, elle en est le poumon même. Poumon asphyxié? Le rêve américain ou l’espoir d’échapper à sa destinée habite chacun des personnages de MANHATTAN MEDEA, mais ce rêve semble dorénavant bien difficile à atteindre. Seule la figure de Sweatshop Boss, transposition du roi Créon, est parvenue à s’élever dans l’échelle sociale. Mais par quels moyens… « Sweatshop » se traduirait en français par « atelier de misère ». Ce self-made-man, propriétaire entre autres d’une teinturerie, a construit sa fortune sous le signe de l’exploitation. En témoigne le portier de sa résidence, Vélasquez, qui se plaint de son maigre salaire. Ce personnage, que l’on peut associer au coryphée de la tragédie antique, emploie toutefois ses temps libres à copier les œuvres du peintre espagnol Diego Velázquez, sûr qu’il arrivera un jour à dépasser le maître et deviendra à son tour un peintre de génie. Le personnage de Deaf Daisy, un travesti sourd, véritable oracle de la pièce, témoigne également du désir, par son travestissement, d’intervenir de façon intime sur son état premier.
 
Bien que fidèle au squelette de l’intrigue d’Euripide (Jason a quitté Médée pour la fille de Sweatshop Boss), dès la première scène, Loher impose son originalité. Il est des plus surprenants de découvrir Médée faire le guet, non sans une certaine retenue, devant la riche maison de Sweatshop Boss qu’habite dorénavant Jason. Cette position de vulnérabilité, voire de possible humiliation, constitue une étrange entrée en scène pour un personnage d’une telle trempe. On comprend les raisons de ce calme relatif dès lors qu’on découvre les innovations que l’intrigue comporte. D’une part, Jason a disparu de la vie de Médée en emmenant leur enfant avec lui. Fait qui ne se retrouve chez aucun des prédécesseurs de Loher, Médée a toujours conservé jalousement sa progéniture auprès d’elle. D’autre part, la dramaturge allemande prête au couple une dynamique toute nouvelle. Tant Jason que Médée ont l’habitude de disparaître chacun de leur côté, pour partir avec d’autres (bien souvent dans le but de les escroquer) et ensuite regagner le nid familial. Comme Médée le rappelle à Jason :
 
 
« (…) Ce n’était que des jeux,
comme on laisse un cerf-volant s’élever
et on se réjouit de son vol,
en sachant que la corde qui se tord
dans la main en bourdonnant
le ramènera sûrement.
Et ensuite on s’élève soi-même et
l’on jouit du vent frais étranger et
l’on se sait par la main de l’autre
à nouveau ramené sur terre. »
 
Postée devant la demeure de Sweatshop Boss, Médée attend donc de savoir de la bouche de Jason quand il compte mettre fin à son envol. La réponse tombe comme un couperet :
 
 
« Entre nous ce serait toujours la mort.
Nous nous sommes créé un enfer
Et je dois te quitter ou-
Ce feu me dévorera »
 
 
Leur dynamique n’est pas sans rappeler celle des amants (Valmont et Merteuil) des Liaisons dangereuses de Laclos. Jason n’a jamais prononcé le mot « amour » à l’adresse de Médée, Valmont s’est toujours ri de l’amour, et l’un et l’autre finissent par s’éprendre d’une de leurs conquêtes, une figure de pureté dans les deux cas, et ils mettent alors brutalement fin au jeu. La Médée de Loher, à l’instar de Merteuil, demeure prisonnière des filets de la passion.
 
Jason, un traître, un lâche? Le personnage est décrit par le peintre-portier Vélasquez, comme « marchant courbé ». Jason porte en effet sur ses épaules une lourde culpabilité : le meurtre de sa mère, autre innovation de la dramaturge allemande. La tradition ne réservait jusqu’alors le statut de meurtrière qu’à Médée, Jason n’était connu que pour avoir tué sur les champs de batailles. S’il veut investir ce meurtre d’un certain sens, Jason doit réussir à échapper à toute forme de misère. Est-il réellement amoureux de sa promise, ou désireux d’accéder à la pureté qu’elle représente à ses yeux, ainsi qu’à la « pureté » de sa maison d’or et de marbre?
 
Reste que Médée demeure aux prises avec une passion dévorante, destructrice. Elle va jusqu’à s’entailler une joue au couteau pour convaincre Jason de revenir auprès d’elle. Geste désespéré, peut-être, mais qui pourrait tout aussi bien être interprété comme une ultime tentative de rappeler à Jason ce qui, entre autres, les unit. Et ça n’a rien de pur. Tous deux ont du sang sur les mains, ensemble sur le cargo, ils ont assassiné le frère de Médée. Non, dorénavant, Jason associe Médée à l’enfer.
 
Quand Médée comprend que jamais elle ne réussira à rapatrier Jason auprès d’elle, elle décide alors de modifier la loi à laquelle elle avait toujours obéi. Cette loi, c’est elle-même qui se l’était dictée : ne faire qu’un avec Jason. Dorénavant, sa nouvelle loi sera : « il n’y a plus aucune loi en dehors de moi. » Aussi, tout au long de la pièce, alors qu’on la voit ourdir ses plans d’infanticide et de meurtre, on a davantage l’impression de voir un être batailler pour s’affranchir des griffes de la passion, pour s’arracher de la peau ce sentiment maudit, ce poison, plutôt que de voir à l’œuvre un être purement assoiffé de vengeance.
 
Mais les crimes n’auront rien de libérateur comme en témoigne la dernière réplique de Médée :
 
« À partir de maintenant, je suis une morte vivante. »
 
 
Certes, les Hommes ne sont plus sous le joug des dieux antiques, nous dit Loher, mais la passion a elle aussi le pouvoir de les enchaîner.
 
En franche rupture avec Euripide, Dea Loher a totalement évacué la notion de magie au sein de son texte (même Heiner Müller, dans MÉDÉE-MATÉRIAU, malgré un dur constat sur l’humanité, faisait encore grâce de quelques petits dons à son héroïne). Ici, le mot sorcière n’a plus que valeur d’insulte. Médée devra même avoir recours à Deaf Daisy, le travesti sourd, pour mettre la main sur la robe qui s’avèrera fatale à la fiancée de Jason. Et le poison n’est rien d’autre qu’un trop-plein d’acide employé par Sweatshop Boss dans sa teinturerie. L’auteure allemande aurait-elle dépossédé la figure de Médée d’un important pouvoir (savoir)? Son choix apparaît tout à fait justifié en regard de la quête d’affranchissement de Médée. La magie répond à des lois extérieures, même pour une magicienne. Et la Médée de Loher ne veut plus qu’aucune loi n’existe en dehors d’elle-même.
 
Signe des temps, la magie a cédé le pas à la poésie. Une poésie dense et mystérieuse insufflée évidemment par la langue de l’auteure (d’une rare puissance d’images), mais également par la présence de l’extraordinaire personnage qu’est Deaf Daisy. Une créature de la nuit, qui erre dans les quartiers sombres de New York. Bien que sourde, elle erre en chantant, et pour les morts, et pour les « anges de la ville qui depuis longtemps ont perdu leur âme ». Elle incarne la lumière, mais accomplit à la fois sans ménagement son rôle d’oracle : « Je porte le silence de l’univers en moi, celui tout ouïe qui précède la mort ». Une rencontre essentielle pour Médée. Non pas seulement parce que Deaf Daisy fournit à Médée l’arme du crime (elle sert donc de substitut à la magie), mais avant tout parce que Médée connaît à ses côtés l’un de ses seuls moments de réconciliation possible avec l’humanité. Deaf Daisy incite Médée à faire de son crime un spectacle… dédié à l’imperfection, à la beauté de l’imperfection : « beauté — le mensonge dans l’œil du spectateur. »
 
Le thème du regard parcourt d’ailleurs toute la pièce. Il atteint son paroxysme quand tour à tour Jason et Médée prétendent apercevoir dans les yeux de leur enfant ceux du frère de Médée. Comme si après le meurtre il avait pénétré à l’intérieur du corps de l’enfant, alors encore dans le ventre de sa mère. Quelques secondes avant l’infanticide, c’est à son frère que Médée s’adresse. On peut y entendre une demande de pardon et un espoir un peu vain que son geste au moins, lui, le libérera.
 
« Beauté – le mensonge dans l’œil du spectateur » : cette réplique phare de Deaf Daisy nous éclaire également sur la présence d’un personnage nommé Vélasquez, et sur la présence, au sein des didascalies du tableau L’Infant Philippe Prosper de Diego Velázquez, qui se transfigurera sous l’effet des flammes en Les Ménines de Picasso. Rappelons que c’est Velázquez, des siècles avant Picasso, qui a peint Les Ménines, un des tableaux les plus étudiés de la peinture occidentale parce qu’il multiplie les jeux de reflets, qu’il ne cesse justement de déjouer le regard du spectateur. Picasso a dialogué avec cette œuvre durant des années, modifiant peu à peu les motifs du maître au profit des siens, et apposant peu à peu sa propre gamme de couleurs.

 

La présence des Ménines au sein du texte de Loher donne probablement la juste note du défi que s’est lancé l’auteure : dialoguer avec ses prédécesseurs tout en faisant siens tous les motifs. Dea Loher a ainsi offert au répertoire théâtral contemporain une pierre essentielle, qui éclaire la figure de Médée sous un jour inédit. Et parions que, dans dix ans, dans vingt ans, dans cent encore, d’autres dramaturges ressentiront le besoin de s’attaquer à leur tour, et à juste titre, à ce mythe grandiose.
 
 

Geneviève Billette
 

 

Geneviève Billette est bachelière en études françaises de l’Université de Montréal et diplômée en écriture dramatique de l’École nationale de théâtre du Canada. Parmi ses pièces portées à la scène, mentionnons CRIME CONTRE L’HUMANITÉ et LE GOÛTEUR, (Théâtre PÀP), GIBRALTAR dans LES ZURBAINS (Théâtre Le Clou), LES ÉPHÉMÈRES (Conservatoire de Montréal) et LE PAYS DES GENOUX (Le Carrousel). Son écriture a également été présentée en France, au Mexique, en Suisse et au Canada anglais. Geneviève Billette a été récipiendaire de la Prime à la création du Fonds Gratien-Gélinas (2001), du Prix Paul-Gilson (2004) et du prix du Gouverneur général (2005) pour LE PAYS DES GENOUX. Elle a également écrit plusieurs textes pour la radio et signé trois traductions de textes mexicains. Son tout dernier texte, ÉVARISTE GALOIS CONTRE LE TEMPS a été présenté en lecture publique par le CEAD, en janvier 2009. Geneviève Billette est membre du conseil d’administration du Centre des auteurs dramatiques (CEAD).