Billetterie

Memento Mori* de Jackie

Le texte de Jelinek est écrit d’un seul jet, sans paragraphe, sans division aucune. Une sorte de matière première, de surface textuelle que l’on explore d’abord en répétition comme une forêt dense et touffue, où l’on marcherait en enjambant des racines, en soulevant des feuillages, passant constamment de l’ombre à la lumière. Le sentier se dévoile peu à peu sous les pas et l’on y découvre finalement un paysage très structuré, implacable, avec des couleurs franches en aplat comme dans un tableau de Cézanne. Mais aussi empreint de la mélancolie d’une vanité du XVIIe siècle, où un crâne côtoie un bouquet de fleurs ou une grappe de raisin. Synthétique et coloré comme un portrait de femme de Picasso. La Jackie de Jelinek est en soi un tableau, une surface réfléchissante, une image qui parle. Une image en analyse d’elle-même, qui s’est construite et qui se déconstruit, jusqu’au vertige, pour voir ce qui reste derrière, à l’intérieur. Une femme-création, une icône qui vante l’artifice de sa condition, le génie de ses vêtements et la solidité bétonnée de ses cheveux, mais qui, ce faisant, est traversée par des états d’âme incontrôlables. Sous l’image qui se craquelle peu à peu, il y a quelque chose d’insaisissable, comme de l’air, une douleur profonde, la mort. Et une autre image apparaît peu à peu dans le discours de Jackie, une autre femme dressée d’emblée comme figure opposée, Marilyn. Icône lumière contre icône ombre; icône de chair généreuse contre icône d’élégance retenue. Ces deux femmes sont pourtant jumelles dans la tragédie de leur destin et l’éternité de leur image. Au point de devenir, en quelque sorte, les deux revers d’une même image…
 
Avec cette partition dense, Jelinek offre une aire de jeu fertile et une liberté implicite aux metteurs en scène à la fin de sa seule didascalie inaugurale « Mais vous ferez certainement tout à fait autre chose ». Une partition qui ne demande pas moins à l’interprète qu’une performance sportive pour prendre ses mots à bras le corps. Il s’agit de « faire voir le travail », écrivait Jelinek en parlant du théâtre. Car, mine de rien, à travers cette déconstruction du personnage de Jackie par elle-même, il y a une association subliminale avec le métier même de l’actrice qui, sous la lumière d’un projecteur, construit, avec un costume, une perruque et une attitude particulière, un personnage, perpétuant ainsi un jeu tacite avec les spectateurs. Et, à l’instar de Jackie, l’actrice s’inscrit elle aussi dans l’imaginaire collectif, par la médiation de l’image, en s’immisçant dans le quotidien des gens pour lesquels elle devient si familière… que l’on croit la connaître.
 
« Regarder un objet attentivement comme s’ils se regardaient dans un miroir, oui, c’est ce que font tout le temps les gens. Ils nous voient, mais en réalité ils se voient eux-mêmes en nous. » Mais, « vous pourriez le voir cinq mille fois sur l’écran que vous n’en auriez jamais assez et vous ne verriez pourtant rien », dit Jackie. Et dans ce rien abyssal et obscur la Jackie-image de Jelinek est à la recherche du moi perdu sacrifié au bûcher des figures féminines modèles.
 
Quelque chose de profond s’échappe et agite peu à peu la surface textuelle comme une expression fugitive que Jackie tente de retenir sur son visage, quelque chose de si humain, de si fragile. Parfois violent comme le bruit des vagues qui se brisent sur le rivage d’une plage et bercent le spleen d’une jeune fille, ou doux comme le souvenir d’un air catalan joué au violoncelle par Pablo Casals…
 
 
Stéphanie Jasmin
Codirectrice artistique d’UBU
 
 

 

*Memento mori : (mots lat. signif. : Souviens-toi que tu es mortel.) n.m. Objet de piété représentant un crâne humain ou une tête décharnée, destiné à favoriser une méditation sur la mort. On en vint par la suite, surtout à la Renaissance et au XVIIe siècle, à faire de ces crânes de véritables objets d’art.
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