Billetterie

Un point de départ historique

Une truite pour Ernestine Shuswap

Il faut savoir que le prétexte de la pièce UNE TRUITE POUR ERNESTINE SHUSWAP renvoie à un fait historique bien réel. Kamloops. Jeudi 25 août 1910. Le premier ministre du Canada doit y rencontrer les chefs de trois nations de langue salishane occupant le Sud-Est de la Colombie-Britannique dont les territoires de chasse s’étendaient jusqu’en Alberta et au nord de l’État de Washington.
 
Dans la pièce de Tomson Highway, quatre femmes indiennes d’âge différent (21, 32, 43 et 53 ans) s’affairent à apprêter le castor, la truite et les petits fruits sauvages, en vue de l’incontournable banquet royal prévu au terme de ce genre d’événement canadien. Les prénoms de ces dames sont de consonance française. Pour ce qui est de ce que nous entendons par « noms de famille », ceux des trois plus âgées renvoient aux termes désignant leurs nations respectives (les Shuswap, les Thompson et les Okanagan)1, tandis que celui de Délila Rose Johnson lui vient de son mari originaire d’Angleterre, dont le père n’est nul autre que le représentant du gouvernement canadien à Kamloops. Délila est enceinte de quelques mois.
 
La conversation porte d’abord sur le « Gros Grand Kahoona du Canada », le chef des blancs dont elles éprouvent quelques difficultés à prononcer le nom. « Comment il s’appelle déjà? Sir Willpaletch Lolli-je-sais-quoi? – Loli-yé. Sir Wilfrid Lolli-Yé ». On passe ensuite au Mémoire que les trois chefs doivent lui présenter, en s’attardant d’abord à des tournures de phrase jugées trop obséquieuses.
 
Puis, tout en continuant à cuisiner, elles en viennent à en citer des passages entiers, notamment au chapitre des conséquences ayant entraîné l’arrivée de colons et l’imposition de la souveraineté canadienne en territoire indien. Le ton monte de plus en plus. Le malaise à propos du mariage interethnique de Délila Rose, qui couve depuis le début, se ravive et la pièce se termine sur des airs de bouleversante fin du monde.
 
Comme nous l’avons indiqué en début de texte, il faut se rappeler que le prétexte de la pièce UNE TRUITE POUR ERNESTINA SHUSWAP renvoie à un fait historique bien réel. Dans l’édition du 26 août 1910 du journal de Kamloops en Colombie-Britannique (Kamloops Sentinel), un article commenta en ces termes la rencontre entre le premier ministre du Canada, le libéral Wilfrid Laurier et les trois chefs salishanes : « The Memorial is an excellently drawn up presentation of their case in support of their demand for treaties… »2
 
 

 

Extrait d’une introduction au Mémoire présenté à Sir Wilfrid Laurier

« […] Le Mémoire […] présente, sous forme de récit, le point de vue des Premières Nations. Il contient la version indienne des cent premières années de contact avec les gens venus d’ailleurs. Les premiers qui établirent des forts dans la région de Kamloops furent les commerçants de fourrure, qualifiés dans ce texte comme étant les real whites. La relation qu’ils établirent avec les Indiens avait au moins été fondée sur la réciprocité, soit l’échange de fourrures contre des denrées européennes. Mais après 1858, de nouveaux arrivants, sans se soucier des gens d’ici, commencèrent à s’installer sur leurs territoires et à les exploiter. À la suite de la formation de la colonie de la Colombie britannique en 1858, en raison du gold rush le long de la rivière Fraser, et à l’établissement de réserves indiennes à l’intérieur des terres (à Kamloops en 1862), la perte de territoires et de ressources par les Premières Nations est devenue un problème majeur […] ».
 
(http://www.secwepemc.org/about/laurier) (2009-05-12) (Traduction : Rémi Savard)
 
C’est au terme d’une longue série de réunions régulières, lors d’une importante assemblée tenue à Spence Bridge, en juillet 1910, que les chefs salishanes avaient mis la touche finale à ce Mémoire destinée au premier ministre canadien alors en tournée électorale dans l’Ouest du pays. Ce 25 juillet 1910, à Kamloops, Sir Wilfrid Laurier prit l’engagement de répondre favorablement aux demandes des chefs. Mais il fut battu à l’élection et le Mémoire n’eut aucune suite. La conclusion de cette note de présentation est la suivante : « Ce Mémoire adressé à Sir Wilfrid Laurier nous fait connaître les idées et les principes qui inspiraient le combat des Autochtones en 1910 — leurs objectifs étaient semblables à ceux que nous visons encore aujourd’hui. » On trouvera le texte intégral de ce Mémoire sur le site The Northern Shuswap Treaty Society (NSTS) .
 
Tomson Highway sait mieux que quiconque qu’un scénario semblable se produisit près d’un siècle plus tard. En novembre 2005 à Kelowna, en territoire okanagan (voir la carte), après dix-huit mois d’intenses négociations, le gouvernement canadien, les premiers ministres des Provinces, les autorités des Territoires et les chefs de cinq organisations nationales autochtones en vinrent à un accord en vue d’améliorer l’éducation, l’emploi et les conditions de vie des peuples autochtones du Canada. Cinq milliards en dix ans devaient être consacrés à cette tâche. Mais comme en 1910, le gouvernement libéral fut forcé de céder sa place aux Conservateurs, qui s’empressèrent à mettre ce projet aux oubliettes!
 
 
Rémi Savard
Anthropologue
 
 

 
1. Pour l’administration fédérale canadienne, les locuteurs et locutrices d’une même langue autochtone forment nécessairement une nation. Shuswap est une transcription du terme indien Secwepemc et Thompson est le nom donné aux Ntlakyapamuk par leurs voisins blancs (Thompson River Indians). Les trois « nations » mentionnées ici, incluant Okanagan, sont linguistiquement apparentées à d’autres en Colombie-Britannique (famille linguistique salishane) (Voir la carte). Cinq autres familles linguistiques autochtones se retrouvent dans cette province. Pour l’ensemble du Canada, on en compte une douzaine.
 
2. Introduction to the Memorial to Sir Wilfrid Laurier (http://www.secwepemc.org/about/laurier).
 
3. The Northern Shuswap Treaty Society http://www.nstq.org/nsts/memorialtosirwilfridlaurier.htm