Billetterie

Un auteur inattendu : Tomson Highway

29 octobre 2021

Le soir du 26 novembre 1986, au Native Canadian Centre de Toronto, personne ne se doutait que la petite coproduction de la Act IV Theatre Company et du Native Earth Performing Arts allait bouleverser la dramaturgie canadienne-anglaise. Or, THE REZ SISTERS par un inconnu du nom de Tomson Highway allait, en quelques mois, faire le tour du Canada et se retrouver au Festival d’Édimbourg. Les démêlés tragi-comiques de sept Amérindiennes de la réserve (fictive) de Wasaychigan Hill, sur l’Île Manitoulin dans le Nord de l’Ontario, qui se démènent pour aller jouer au plus gros bingo du monde à Toronto relevaient d’un théâtre tout à fait inattendu : où des personnages aussi colorés que complexes parlent un anglais sous lequel percent l’ojibway et le cri; où la théâtralité, un détonant mélange de réalisme et de symbolisme, fait beaucoup appel au corps; où les réalités dramatiques de la vie dans les réserves sont traitées sans aucune sentimentalité et où l’humour, dépourvu de toute censure, échappe souvent aux normes occidentales. Comme LES BELLES-SŒURS de Tremblay – qui a inspiré Tomson Highway – THE REZ SISTERS est à la fois le portrait d’une culture, la mise en lumière d’une aliénation et la célébration d’une résilience. Rapidement, la pièce de Tomson Highway allait être traduite – Highway est à ce jour traduit en onze langues – donnant ainsi une voix mondiale aux Amérindiens du Canada. La pièce a d’ailleurs été produite ici en 1993 par le défunt Théâtre Populaire du Québec dans une traduction de Jocelyne Beaulieu titrée LES REINES DE LA RÉSERVE et mise en scène par Fernand Rainville.
 
Rétrospectivement, on pourrait dire que Tomson Highway a vu le jour pour faire advenir un nouveau théâtre amérindien. Il est né en 1951, en plein hiver, dans une tente au nord-ouest du Manitoba, alors que sa famille, en traîneaux à chiens, faisait la tournée de sa ligne de trappe à 160 kilomètres au nord de la réserve de Brochet, où elle habitait. Né d’un père trappeur, pêcheur, champion de courses de traîneau à chiens, et d’une mère reconnue pour la qualité complexe de ses artisanats, Tomson Highway a vécu les premières années de sa vie de façon semi-nomade au sein d’unee famille dont le mode de vie reposait sur la trappe, la chasse et la pêche et où on ne parlait que le cri.
 
À l’âge de six ans, il est arraché à sa famille pour être envoyé dans un pensionnat catholique. Dans cette Residential School, il connaîtra des jours difficiles. Il racontera ces années terribles vécues avec son frère René dans son roman THE KISS OF THE FUR QUEEN, publié en 1998 – que le poète franco-ontarien Robert Dickson a magnifiquement traduit sous le titre de CHAMPION ET OONEEMEETOO. Le pensionnat lui aura toutefois permis de découvrir qu’il adore jouer du piano et qu’il a du talent.
 
Après l’école, il entreprend des études universitaires en piano classique à Winnipeg, puis à Londres et à Paris, avant d’obtenir son baccalauréat en 1975 à The University of Western Ontario. Il décide alors de prolonger ses études pendant un an pour aussi acquérir un diplôme en littérature anglaise. C’est ainsi qu’il se trouve à suivre un cours de théâtre avec une figure majeure du théâtre canadien-anglais : James Reaney. Reaney est dramaturge, poète et metteur en scène; son chef-d’œuvre, la trilogie des DONNELLYS (1973-1975), vient tout juste de secouer le théâtre canadien-anglais par la puissance brutale de son écriture et par sa théâtralité où tout est évoqué par le corps des comédiens et quelques accessoires. Reaney révèle à Tomson Highway un théâtre éloigné à la fois du réalisme nord-américain et de la faste raideur stratfordienne. Et au même moment, Highway assiste pour la première fois à une pièce de Michel Tremblay.
 
Pourtant, à la fin de ses études, Highway ne se lance ni en théâtre, ni en musique, mais en travail social : il œuvre auprès des Amérindiens perdus dans Toronto, il va dans les réserves, dans les prisons, partout. Puis, après sept années de ce travail de première ligne, il décide d’utiliser l’art comme champ d’action. Il travaille en théâtre avec la De-ba-jeh-mu-jig Theatre Company sur l’Île Manitoulin où il commence à développer THE REZ SISTERS, puis en 1986, il prend la direction du Native Earth Performing Arts où la pièce est finalement créée.
 
En 1989, ce haut lieu de la création qu’est le Théâtre Passe-Muraille à Toronto crée DRY LIPS OUGHTA MOVE TO KAPUSKASING, qui porte à la scène, cette fois-ci, les hommes de la réserve de Wasaychigan Hill. Le succès de la pièce dépasse celui de THE REZ SISTERS, et ce, avec des thématiques beaucoup plus dures (ravages de l’alcool, travestissement de la religion, viol, exploitation, sujétion des femmes) et une théâtralité beaucoup plus audacieuse. Au milieu des femmes de THE REZ SISTERS, Tomson Highway avait glissé le personnage de Nanabush sous une forme masculine. Nanabush est une figure centrale de la mythologie amérindienne (dont Tomson Highway compare l’importance à celle du Christ dans la religion chrétienne) et qui est une sorte de joueur de tours (trickster) cosmique. Il peut emprunter toutes les formes humaines et animales pour berner les humains afin qu’ils comprennent mieux la vie. Or, dans DRY LIPS OUGHTA MOVE TO KAPUSKASING, Nanabush, à travers des incarnations féminines, mène la pièce par ses étonnantes – et parfois cruelles – métamorphoses.
 
C’est en travaillant à DRY LIPS OUGHTA MOVE TO KAPUSKASING que Tomson Highway réalise qu’il œuvre en fait à un cycle de sept pièces dont l’action se déroule à Wasaychigan Hill. La pièce suivante du cycle, ROSE, publiée en 2000, relève du théâtre musical et exige dix-sept comédiens. À cause des coûts de production, la pièce n’a connu jusqu’ici qu’une production semi-professionnelle à l’Université de Toronto.
 
En devenant un auteur connu, Tomson Highway a, en quelque sorte, retrouvé le mode de vie de son enfance, voyageant d’un pays à l’autre au gré de nombreuses invitations; plutôt que de donner des conférences traditionnelles, il préfère s’asseoir au piano, souvent accompagné d’amis musiciens ou acteurs, et entremêle ses propos de chansons et de musique. Ces voyages sont aussi pour lui une façon de traverser les langues et les cultures; il déclarait à la CBC l’an dernier : « Quand je veux rire, je parle cri. Quand je veux faire de l’argent, je parle anglais. Quand je veux faire l’amour, je parle français. »
 
En 2004, le Western Canada Theatre de Kamloops (Colombie-Britannique) crée la pièce ERNESTINE SHUSWAP GETS HER TROUT, dans laquelle Highway plie la langue anglaise aux usages et à la syntaxe des langues amérindiennes de la côte Ouest. Pas de Nanabush sur scène cette fois-ci, mais un auteur qui joue au Nanabush, glissant absurdités, jeux de mots et anachronismes dans la langue de ces quatre femmes qui, en 1910, préparent le banquet de bienvenue du Gros Grand Kahoona du Canada, Sir Wilfrid Laurier, à qui l’on va remettre un mémoire contenant les doléances de leur peuple. Avec une théâtralité au symbolisme magique, il révèle par petites touches une civilisation entière qui commence à comprendre qu’elle est sur le point de disparaître.
 
L’an dernier, Tomson Highway signait le livret d’un opéra en langue crie, PIMOOTEEWIN (LE VOYAGE), musique de Melissa Hui, dans lequel il explorait un mythe commun aux premières nations d’Amérique du Nord : la traversée d’un fleuve impétueux pour accéder à l’île où vont les morts afin de rencontrer les ancêtres.
 
Au Canada anglais, l’œuvre de Tomson Highway a attiré l’attention sur d’autres auteurs dramatiques d’origine amérindienne dont le travail est également remarquable. Mentionnons Marie Clements qui, dans des textes comme THE UNNATURAL AND ACCIDENTAL WOMEN (2000) et THE COPPER THUNDERBIRD (2007) sur la vie du peintre Norval Morrisseaauu, éclaire par la mythologie le lieu où l’histoire et le social se croisent; Drew Hayden Taylor qui, avec humour, scrute le monde des « urban Indians » dans des textes comme TORONTO AT DREAMERS’ROCK (1990) ou ONLY DRUNKS AND CHILDREN TELL THE TRUTH (1998); et Daniel David Moses qui revisite d’un point de vue amérindien des éléments du passé dans des textes fulgurants comme THE INDIAN MEDECINE SHOW (1996) ou BRÉBEUF’S GHOST (2000).
 
 
– Paul Lefebvre
Dramaturge