Billetterie

Couler en chantant

Oh les beaux jours

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Samuel Beckett – son visage au profil aquilin, son grand corps sec, son œuvre de cendre en quête de cendres – incarne le vingtième siècle comme Victor Hugo a incarné le dix-neuvième. Hugo, terrible, façonnait son œuvre à grands coups de masse; Beckett utilisait un petit scalpel gris pour décharner les mots comme on gratte des osselets. Son œuvre, nourrie par les désenchantements successifs qui ont marqué la première moitié du siècle dernier, explore l’effritement, la dégradation, le retour à la poussière, les riens qui persistent à être. Et pourtant, illuminant de l’intérieur cette œuvre glauque, se cache une défense et l’illustration de la résilience humaine, non seulement perceptible dans la résistance des personnages à la destruction de leur être, de leur mémoire, de leur identité, mais aussi dans l’énergie, dans l’humour sec, dans le formidable allant qui soude et propulse les textes dramatiques de Beckett.
 
Et nulle n’incarne mieux cette résistance que Winnie, le personnage principal d’OH LES BEAUX JOURS, une résistance à l’optimisme tonitruant qui ne cesse pourtant de laisser voir les doutes et les gouffres, une résistance ridicule à première vue mais en fait profonde, consciente, car cette résistance est, au fond, dépourvue de tout déni. Beckett a donné à Winnie la pire situation qu’il a pu imaginer et pourtant Willie, son époux, la surnomme « Win », la gagnante. Peut-être a-t-il raison.
 
Né à Dublin en 1906, Samuel Beckett s’installe en France en 1937 après avoir étudié les littératures française, anglaise et italienne au Trinity College. Renonçant rapidement à une carrière universitaire, il fréquente James Joyce et commence à publier des poèmes et des essais pour ensuite travailler à un premier roman grinçant à souhait, MURPHY, qu’il publie sans succès en anglais en 1938. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, il joint la Résistance française et, après le conflit, il entreprend d’écrire, directement en français, la trilogie romanesque qui sera le fondement de son œuvre – MOLLOY (1951), MALONE MEURT (1951) et L’INNOMMABLE (1953) – qui explore, non sans un humour retors, la tragédie même de naître et le besoin de parler au delà de toute motivation logique. C’est cette parole, comiquement tragique et tragiquement comique, nécessaire et inutile, présente mais tendant vers l’absence, qui fonde l’œuvre de Beckett.
 
Pendant qu’il travaille à sa trilogie romanesque, Beckett écrit, comme un dérivatif, une pièce de théâtre, EN ATTENDANT GODOT, qui sera créée en janvier 1953 à Paris dans le tout petit Théâtre de Babylone. Peu à peu, l’impact de cette pièce révolutionnaire se fait sentir : l’Allemagne la découvre et l’adopte tout de suite après sa création; le monde anglo-saxon est plus réticent au départ. Sa deuxième pièce, FIN DE PARTIE (1957), déroute davantage mais confirme l’importance de l’auteur. Mais c’est surtout LA DERNIÈRE BANDE (1958) et OH LES BEAUX JOURS (1961) toutes deux directement écrites en anglais1, qui l’établissent définitivement comme dramaturge. Son patient travail de dénuement du langage et du risible orgueil d’être humain s’accélère alors dans des textes de plus en plus minimaux, dont LE DÉPEUPLEUR (1965), PAS MOI (1972), PAS (1976), COMPAGNIE (1980), et CATASTROPHE (1982), travail que Beckett poursuit non seulement par l’écriture, mais aussi par la mise en scène et la réalisation télé. L’attribution du prix Nobel en 1969 est pour lui – selon lui – une « catastrophe »… Il meurt à Paris en 1989, très peu de temps après avoir achevé un bref écrit au titre emblématique de SOUBRESAUTS (1988).
 
Samuel Beckett refusait de commenter son œuvre. Cela faisait partie du personnage. Avec les Français, ce refus était pratiquement total, mais avec des gens de sa langue maternelle – Irlandais, Anglais, Américains – il se laissait parfois aller. Ainsi, à l’automne 1961, alors qu’il répétait au Royal Court Theatre à Londres la création britannique de HAPPY DAYS (OH LES BEAUX JOURS), il s’ouvrit brusquement, au cours d’un repas, à la comédienne Brenda Bruce qui jouait le rôle de Winnie. Cela faisait des semaines que l’auteur la terrorisait plus ou moins volontairement pendant les répétitions, surtout en répondant systématiquement à toutes ses questions sur le sens de telle phrase ou de la pièce au complet par : « T’is of no consequence. » Trente-trois ans plus tard, elle se souvenait encore de ce qu’il avait fini par lui dire : « Bien, j’ai pensé que la chose la plus épouvantable qu’il pouvait arriver à quelqu’un serait de n’être jamais autorisé à dormir, comme si dès que tu es en train de t’assoupir, il y aurait un ‘dong’ pour t’obliger à rester éveillée; tu t’enfonces vivante dans le sol et c’est plein de fourmis, puis le soleil luit sans fin jour et nuit et il n’y a pas un arbre… Il n’y aurait pas d’ombre, rien, et la cloche te réveille tout le temps, puis tout ce que tu as, c’est un petit paquet de choses pour passer à travers la vie ». Il parlait de la vie d’une femme, c’était clair, disait Brenda Bruce. Puis, il a ajouté : « Et j’ai pensé : « qui pourrait affronter ça et couler en chantant? Seulement une femme. »
 
OH LES BEAUX JOURS (le titre français vient d’un vers de Verlaine) s’ouvre sur une des images théâtrales les plus obsédantes jamais imaginées : sous une lumière aveuglante, une femme d’âge mûr est enfoncée jusqu’à la taille dans le sable d’un désert et entourée de quelques objets familiers, alors que son mari utilise le peu d’énergie qui lui reste pour se réfugier derrière cette petite butte dans laquelle son épouse s’enfonce. Après s’être exclamée « Encore une journée divine! », Winnie entreprend sa routine quotidienne avec un entrain sidérant, ne cessant de s’adresser à son Willie, déployant des efforts considérables à de petits riens, comme déchiffrer les caractères lilliputiens imprimés sur le manche de sa brosse à dents, concluant : « Ça que je trouve si merveilleux, qu’il ne se passe pas de jour – (sourire) – le vieux style! – (fin du sourire) – presque pas, sans quelque enrichissement du savoir si minime soit-il, l’enrichissement je veux dire, pour peu qu’on se donne la peine. […] Et si pour des raisons obscures nulle peine n’est plus possible, alors plus qu’à fermer les yeux – (elle le fait) – et attendre que vienne le jour – (elle ouvre les yeux) – le beau jour où la chair fond à tant de degrés et la nuit de la lune dure tant de centaines d’heures. (Un temps.) Ça que je trouve si réconfortant quand je perds courage et jalouse les bêtes qu’on égorge. » Tout est là : la résistance devant la mort et, surtout, devant le désir de mourir.
 
Et, oui, la mort la plus menaçante ne vient pas de l’extérieur ou de la déchéance de son propre corps, elle vient de ce désir d’en finir qu’exacerbe la présence du révolver – sans doute un Browning vu qu’elle le surnomme affectueusement Brownie. Alors qu’il n’y a plus que sa tête qui émerge du sable, elle observe, ambivalente, Willie s’avancer péniblement vers et elle et Brownie, l’interpellant : « C’est moi que tu vises, Willie, ou c’est autre chose? » La fin est ouverte : Willie prendra peut-être le révolver. Mais on peut parier que Winnie trouvera encore l’énergie pour échapper à la « nuit noire sans issue » et vivre encore une autre journée tout aussi divine, tout aussi sans issue, pour la finir en chantant aux confins même de ce qui s’appelle vivre la valse de LA VEUVE JOYEUSE : « La caresse / La promesse / Du moment. » Et tout comme Camus imaginait Sisyphe heureux, je crois qu’il faut imaginer, en dépit de tout et du pire, qu’il faut imaginer Winnie heureuse.
 
 
– Paul Lefebvre
Dramaturge
 

 
1. Sauf quelques exceptions, Beckett a traduit en anglais ce qu’il a écrit en français, et vice versa. Ceci dit, en théâtre, Beckett en anglais et Beckett en français, ce n’est pas tout à fait le même auteur. Selon ses propres termes, c’était « plus facile d’écrire sans style » en français, ce qui en dit beaucoup sur son projet de dépouillement de l’écriture : Beckett en anglais est plus concret, un rien plus familier, plus immédiatement drôle aussi.