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Autour des Pieds des anges

Les Pieds des anges

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L’ORIGINE DU TEXTE

 
Quelle est l’origine du texte?
 
EVELYNE DE LA CHENELIÈRE
Ginette Noiseux (directrice artistique du Théâtre ESPACE GO) m’a demandé si j’avais envie d’écrire une pièce pour ESPACE GO, qui serait mise en scène par Alice Ronfard, pour donner suite à l’expérience de DÉSORDRE PUBLIC (ESPACE GO, 2006). C’était important pour Ginette que cette pièce pose un regard sur le monde contemporain, le monde d’aujourd’hui. Ce désir-là était commun.
 
 
Quel est le thème initial de la pièce?
 

EVELYNE DE LA CHENELIÈRE
Ça faisait longtemps que je m’intéressais à la période de la Renaissance, plus précisément dans l’Histoire de l’art, période dans laquelle je vois beaucoup de liens avec aujourd’hui : dans l’ambiance et/ou atmosphère générale, sociétale et culturelle.
 
 

« (…) jeune étudiante en Histoire de l’art, nos recherches nous mènent alors à la peinture de Giotto. Nous constatons que ses anges sont presque des troncs volants, leurs pieds sont estompés, parfois jusqu’aux genoux, ou alors cachés par une longue robe se terminant elle-même en lambeaux, comme déchirée par un coup de dents, ou comme en flammes, et nous nous demandons pourquoi les anges sont ainsi dépourvus de pieds, et surtout, qui les a voilés, arrachés, brûlés, dévorés. »
 
– Marie

 
 
EVELYNE DE LA CHENELIÈRE
Par la suite, un ami a parlé des anges à ma fille. Il lui a expliqué ce que signifie l’expression « un ange passe ». Il lui a parlé des anges dans la peinture, et s’est mis à disserter là-dessus. Le lendemain, pour faire un clin d’œil à ma fille, il lui a fait parvenir par Internet des images de peintures de Giotto, avec ses anges. Je les avais déjà vues, mais je les ai regardées autrement, avec plus d’intérêt. Ça m’a intriguée, le fait que ces anges sont dessinés sans pieds. On les voit dans leurs robes avec leurs ailes mais leurs pieds ont été effacés ou brouillés. Des corps flottants qui s’évaporent vers le bas. Ces anges-là n’ont pas de pieds, pourquoi?
 
 
 

GIOTTO

Giotto di Bondone ou Ambrogiotto di Bondone (Vespignano, 1267 – Florence, 1337) est un peintre, un sculpteur et un architecte italien du Trecento, dont les œuvres sont à l’origine du renouveau de la peinture occidentale. C’est l’influence de sa peinture qui va provoquer le vaste mouvement de la Renaissance à partir du siècle suivant.
 
Giotto se rattache au courant artistique de la Pré-Renaissance, dont il est l’un des maîtres, qui se manifeste en Italie, au début du XIVe siècle. En cette fin du Moyen Âge, Giotto est le premier artiste dont la pensée et la nouvelle vision du monde aidèrent à construire ce mouvement, l’humanisme, qui place l’homme au centre de l’univers et le rend maître de son propre destin.
 
Dans sa technique, Giotto marque une rupture avec l’art gothique italien du Trecento. Passant d’une conception hiératique de la peinture – c’est-à-dire symbolique de la représentation des personnages dans une conception plutôt figée de la stature – il lui insuffle un certain naturalisme.
 
Les fresques que Giotto a peintes à Florence (église Santa Croce de Florence), à Assise (basilique Saint-François d’Assise) et à Padoue (chapelle des Scrovegni dans l’église de l’Arena de Padoue) figurent parmi les sommets de l’art chrétien.
 
 
EVELYNE DE LA CHENELIÈRE
On peut remarquer qu’à partir de la Renaissance, avec le retour du réalisme antique en peinture, l’amour du corps et des proportions, les pieds des anges sont réapparus! Cela a été le point de départ de la pièce.

 
 
 

LA RENAISSANCE

 
Tu disais faire des liens entre la Renaissance et aujourd’hui. Qu’y a-t-il de similaire?
 
EVELYNE DE LA CHENELIÈRE
La Renaissance, c’est la fin de l’obscurantisme, donc la fin de toute cette obsession de Dieu. Au Moyen Âge, on vivait dans l’ignorance, on croyait aux forces obscures et on expliquait tout par une force supérieure. Tout ce qui était terrestre avait très peu de valeur, c’est-à-dire que nous n’étions que les conséquences d’une création divine; tout le monde céleste, sacré ou divin avait une préséance sur les hommes et la nature même.
 
Cette division entre le sacré et le terrestre change avec la Renaissance. Cette époque marque le désir de trouver un lien qui glorifie aussi les hommes, la nature. On assiste alors à l’apparition des premières valeurs humanistes : la gloire de l’homme comme étant un être beau, intéressant, mystérieux, créateur. On s’attarde encore aux paysages et à la nature, mais aussi à soi-même. C’est donc la première fois que les artistes se mettent à faire leur autoportrait. L’artiste se regarde et se représente en peinture. Ce ne sont plus seulement les œuvres qui ont de l’importance, mais les artistes aussi. On s’intéresse à leur vie.
 
Aujourd’hui, ces valeurs humanistes sont poussées à l’extrême : on s’intéresse bien plus aux artistes qu’à leurs œuvres. C’est l’extrême individu, le comble de l’autoportrait, de ce regard sur soi, de cette existence à travers une représentation de soi. Cette obsession de la caméra, de tout capter, de tout filmer, de la téléréalité. Le regard incessant sur tous les individus. On ne s’intéresse plus seulement aux grands destins ou aux individus d’exception, mais à tout le monde.
 
 
 

« Je voudrais être n’importe qui sauf moi. »
 
– Marie (Sophie)

 
 

« C’est pas vrai : tu voudrais être tout sauf n’importe qui. »
 
– Marie (Enrica)

 
 

EVELYNE DE LA CHENELIÈRE
C’est très glorifiant et valorisant, mais ça a aussi un effet dévastateur. C’est difficile de se situer soi-même par rapport à l’ensemble des êtres humains. D’autant plus que, depuis la fin du Moyen Âge, et malgré ces découvertes excitantes, il y a un vertige, un désenchantement. D’avoir cessé de tout expliquer par Dieu laisse un vide, une inquiétude. La même qui nous pèse ces jours-ci.
 
À la lumière de mes recherches, j’ai interrogé notre manière de voir le monde et notre façon de se le représenter, de même que la manière dont les artistes, eux, nous représentent le monde aujourd’hui. Je me suis interrogée sur le phénomène du miroir : comment les artistes, qui sont le reflet de la société, s’emparent de la réalité pour en révéler un autre aspect par la représentation. Et, finalement, sur la manière dont tout ça a évolué depuis toujours.
 
 
 

L’ARCHÉOLOGIE DE L’IMAGE

 
Dans le texte, tu fais allusion à l’expression « archéologie de l’image ». Comment définis-tu ce terme?
 
EVELYNE DE LA CHENELIÈRE
L’archéologie de l’image, c’est la découverte, couche par couche, des diverses étapes qui ont menées à telle ou telle façon de se représenter le monde, de se représenter soi-même dans le monde. L’archéologie de l’image, c’est donc l’histoire de la représentation du monde.
 
 
 

LES PIEDS DES ANGES, LA THÈSE ET LE SUICIDE

 
Quelle fut ta première piste pour aborder l’écriture de ta pièce?
 
EVELYNE DE LA CHENELIÈRE
J’avais envie de trouver quelque chose d’intime. En fiction, c’est toujours pareil. Si on ne se concentre pas sur quelqu’un qui vit quelque chose, sur un individu en particulier, on ne s’en sort pas. Alors je me suis dit qu’une jeune femme qui soutient une thèse sur l’apparition des pieds des anges dans l’art de la Renaissance doit cacher une raison intime, autre qu’intellectuelle. Et c’est là que j’ai eu l’idée de créer un lien entre son choix de soutenance de thèse et le suicide de son frère.
 
Au cours de ma recherche sur le contenu même de la thèse de Marie, tout me menait invariablement au désenchantement, celui dont je parlais plus tôt, et ce, malgré l’excitation et la stimulation d’une période telle que la Renaissance.
 
Ce désenchantement mène à la mélancolie, à l’angoisse du temps qui passe et, possiblement, au désir de vie qui peut nous quitter. Cette notion de mélancolie m’a paru très riche, bien qu’elle ne soit pas très moderne. Aujourd’hui, on parle plutôt de dépression, de tendance à la dépression ou d’état dépressif, mais somme toute, c’est l’équivalent de ce qu’on désignait comme étant la mélancolie, à partir du Moyen Âge.
 
Et c’est pour cela que j’ai voulu parler de quelqu’un qui s’est enlevé la vie. Le point d’ancrage de cette soutenance de thèse sur les pieds des anges, c’est qu’on ait dit à Marie, à la mort de son frère, que celui-ci était devenu un ange et qu’il errait quelque part.
 
 

« Si les anges ont pas de pieds, ça veut dire que Paul a plus de pieds? »
 
– Marie

 
 

« Oui oui, il a encore ses pieds, Paul. »
 
– Monique

 
 

« Mais tu m’as dit qu’il est devenu un ange, et les anges ont pas de pieds, tu m’as dit. Alors Paul a pas de pieds? »
 
– Marie

 
 

« Paul a des pieds. C’est un ange spécial, O.K.? »
 
– Monique

 
 

EVELYNE DE LA CHENELIÈRE
Je trouvais ça beau. L’image était forte pour moi : ces anges-là, sans pieds, l’acte de la pendaison – qui est concrètement de quitter le sol, de faire en sorte que nos pieds quittent le sol, sauf qu’évidemment au lieu de s’envoler, on se pend.
 
 

LES DEUX MARIE

 
Tu as créé deux Marie. Un seul et même personnage interprété par deux comédiennes. Pourquoi?
 
EVELYNE DE LA CHENELIÈRE
Je me suis dit que ce serait beau qu’on voit Marie dans ses tentatives répétées d’être « dans la vie », de faire partie des autres, de sa famille, de ses amis, de son réseau. Mais elle a du mal. Un peu à l’image de son frère. C’est une jeune femme, qui est stimulée intellectuellement, qui construit sa thèse, qui n’est pas dans la misère, mais elle est atteinte d’une mélancolie, d’une angoisse de vie contre laquelle elle se bat.
 
Cette lutte-là est intéressante quand elle se manifeste auprès des autres et avec les autres. J’avais besoin des autres pour la voir dans la vie.
 
Une question revient souvent dans mes œuvres : comment vivre ensemble? Quels sont les mécanismes de fonctionnement dans une communauté, qu’elle soit très vaste, qu’elle soit une famille ou simplement un couple?
 
Dans LES PIEDS DES ANGES, Marie s’interroge sur comment faire comme les autres, comment être comme les autres, comment accepter l’idée du bonheur telle que véhiculée par les autres. Mais c’est toujours pareil, les autres ne se sentent pas les autres; c’est elle, Marie, qui regarde les autres comme une masse anonyme. Parce qu’elle pose un regard extérieur sur elle-même, un regard dur et empreint de vanité. Elle se voit comme une exception, incapable d’être comblée par ce qui semble combler tous les autres. Et ça lui est douloureux.
 
 

« Cet excès de regards passionnément posés sur moi ne se limitait pas aux yeux de mes parents, mais aussi à tout leur entourage, puisque mes parents ne toléraient auprès d’eux que ceux et celles qui approuvaient et partageaient cette extase presque mystique dont j’étais l’objet.
 
Je pensais qu’un jour je comprendrais en quoi j’étais si spéciale, je devais avoir une sorte de don que les autres avaient remarqué avant moi, et que je découvrirais certainement en temps et lieux, et ça m’excitait, l’idée d’être exceptionnelle, j’avais hâte de découvrir quelles étaient mes caractéristiques extraordinaires, et quel destin flamboyant m’attendait. »
 
– Marie
 
 

« Pour le mélancolique, l’Autre semble toujours mieux adapté à la vie. Ainsi le mélancolique regarde l’Autre avec envie, avec fascination, et pourtant aussi avec un léger mépris. Parce que le mélancolique, au fond, tire de sa tristesse une vanité secrète. »
 
– Marie
 
 

« C’est toi qui as raison. J’étais orgueilleuse, je me croyais à côté de votre agitation, ou encore mieux, au-dessus, je chérissais mon incapacité à faire vos gestes, alors qu’au fond j’aurais tellement aimé savoir vous imiter. »
 
– Marie

 
 
EVELYNE DE LA CHENELIÈRE
La deuxième Marie est venue au fur et à mesure de l’écriture. Il m’a semblé que l’essence de Marie, c’était qu’elle se regarde être. Cela fait partie de son mal-être et de sa mélancolie. Une personne mélancolique va se regarder constamment, se juger constamment, tourner en dérision ce qu’elle vit. Cet état-là est douloureux parce qu’elle se voit faire, puis se condamne. Et c’est à ça que sert le double de Marie. Les deux Marie forment deux pôles qui coincent, qui luttent ensemble, à travers une seule et même personne, entre le désir de vie et de mort.
 
Les deux Marie sont en dualité, et aussi en dialogue. Elles peuvent être témoins l’une de l’autre. Mais il s’agit de la même personne. Dans ma tête, le double est indissociable de la mélancolie, l’incarnation physique du regard sur soi.
 
 
ALICE RONFARD
Le texte et la mise en scène se rejoignent dans la proposition de dédoubler le personnage de Marie. La distinction qu’on pourrait apporter à chacune d’elles, c’est qu’une s’est projetée dans le futur et alors que l’autre est encore dans la mémoire. Mais elles vont se rejoindre à la fin.
 
Pour moi, il y a un vortex qui est clair. Dès le début de la pièce, à partir de l’enterrement de Paul, on recule dans le temps. C’est là que le dédoublement s’opère. Une Marie vit la situation en cours, alors que l’autre se regarde en train de la vivre.
 
 
 

« L’OEIL »

 
En lisant les didascalies de ta pièce, on se rend compte que certains personnages s’adressent parfois « à l’œil ». Qu’est-ce que « l’œil » représente pour toi?
 
EVELYNE DE LA CHENELIÈRE
Sur scène, « l’œil » est représenté par une caméra qui symbolise le regard sur soi, la possibilité d’exister à travers un regard extérieur. Dans notre société, on existe davantage à partir du moment où on est filmé. Je ne sais pas collectivement d’où vient ce besoin. Je trouvais intéressant que les personnages s’adressent à une caméra, au lieu de s’adresser les uns aux autres, comme si cette caméra les entendait mieux, les regardait mieux.
 
« L’œil » évoque aussi Dieu, ou la prière, puisque le principe d’une prière, c’est de s’adresser à une puissance invisible. Je suppose que certains entendent des réponses, mais concrètement, c’est le silence. Pour moi, cette caméra agit comme l’œil de Dieu, un regard omniprésent qui nous donne le sentiment d’exister.
 
 
ALICE RONFARD
Pour moi, l’idée de «l’œil », c’est qu’on est tous, à un moment donné, en représentation. Il y a des caméras partout dans la ville, dans les édifices, partout. On a tous besoin de « vérité », et la télé s’empare de cette « vérité » avec des émissions comme Occupation double, Loft Story, Lost. L’anonyme peut avoir son heure de gloire.
 
 
 

HAMLET

 
Dans LES PIEDS DES ANGES, il y a le théâtre dans le théâtre. Pourquoi avoir choisi un extrait d’HAMLET?
 
EVELYNE DE LA CHENELIÈRE
L’obsession qu’a l’homme envers son destin, sa grandeur et sa propre personne fait qu’il lui est devenu difficile d’avoir un regard sur lui-même comme faisant partie d’une collectivité. Chacun a le désir d’être distinct. C’est l’individu versus la collectivité. Paradoxalement, si chaque individu se distingue, la collectivité perd alors son sens.
 
Pour illustrer ce paradoxe dans la pièce, j’ai créé des scènes de groupe, presque de chœur (mais pas dans le sens du chœur grec), des chœurs incarnés, des chœurs qui font partie de l’action. Chaque scène, chaque petit dialogue est devenu un moment où l’individu s’extrait du groupe, que ce soit durant un cours de danse ou sur un plateau de tournage.
 
Sur le plateau de tournage, par exemple, il y a des figurants. Chaque figurant est conscient de faire partie et de n’exister qu’au sein du groupe. C’est le contraire de l’individualisme. Dans cette scène, on joue HAMLET. Pour moi, le personnage d’Hamlet représente le discours ultime de la mélancolie dans la dramaturgie, le questionnement de vie et de mort et, encore une fois, de représentation du monde et de représentation de soi dans le monde.