Billetterie

Reconnaître

C’est la traductrice Shelley Tepperman qui, il y a une dizaine d’années, a attiré mon attention sur une anthologie de pièces hongroises récentes publiée à Londres, me signalant en particulier EVERYWOMAN de Péter Kárpáti. La traversée de la première scène de la pièce demeure un des grands souvenirs de lecture de mon existence : chaque fois que l’auteur me donnait une clef pour comprendre ce qui se jouait réellement dans les situations pourtant nettes et évidentes, c’était pour me propulser vers une autre situation tout aussi concrète et opaque. Je ne comprenais pas ce qui se passait, puis tout s’éclairait, puis de nouveau je ne saisissais pas pendant deux pages, puis trois mots me livraient l’essence de la situation, mais déjà un autre petit mystère commençait à s’assembler. Puis ça s’accélérait jusqu’à ce que la Mort annonce à une femme, ordinaire comme moi, surmenée comme moi, fatiguée comme moi, qu’elle devait mettre en ordre son livre de comptes pour aller le présenter à son Créateur.
 
Puis j’ai suivi le parcours d’Emma, la voyant s’obstiner – et habituellement réussir – à traiter sa propre mort comme on traite une brassée de lavage supplémentaire une journée où on en a déjà jusque-là, avec le moins d’états d’âme possible, jusqu’à cette finale qui m’a laissé bouche bée, comme si Hamlet m’avait gueulé à deux pouces du visage ce qu’il avait chuchoté à Horatio : qu’il y avait plus de choses sur terre et dans les cieux que jamais n’en avait rêvé ma philosophie.
 
TOUTEFEMME raconte une très vieille histoire, une histoire que nous connaissons tous confusément sans pourtant l’avoir jamais lue, car elle a été disséminée dans toutes les fictions nées en Occident depuis six cents ans. Cette histoire s’est cristallisée dans une courte pièce de théâtre, une moralité probablement née en Flandres au 15e siècle sous le titre d’ELCKERLIJC, mais archi-connue en allemand comme JEDERMAN, en anglais comme EVERYMAN, en hongrois comme AKÁRKI. L’histoire est simple : Tout-homme, sur les ordres de la Mort, doit aller présenter à Dieu son livre de comptes. Pour ce voyage, il demande à Amitié, Parenté et Richesses de cheminer avec lui; elles refusent, tout comme ensuite Beauté, Force et même Connaissance renoncent à aller jusqu’au bout avec lui. Seule Bonnes-Actions, que Tout-homme avait pourtant piétinée au cours de sa vie, l’accompagne jusqu’à la fin, assurant le salut du pèlerin. La théâtralité de TOUT-HOMME est simple et tranchante comme une fresque de Giotto : on ne s’y embarrasse de rien d’autre que l’essentiel. Surtout, au-delà de l’obsession médiévale pour le salut de l’âme, TOUT-HOMME exprime avec une concision effrayante ce que sont la condition humaine et la nature des liens que les humains entretiennent avec leurs semblables.
 
Or, la culture française est l’une des rares d’Europe à n’avoir ni traduit ni joué cette pièce à la fin du Moyen Âge. Ici comme en France, seuls les lettrés et les savants qui s’intéressent aux racines du théâtre anglais ou de la culture allemande connaissent la pièce. Un Allemand ou un Hongrois qui assiste à TOUTEFEMME entend les allusions et reconnaît les passages que Kárpáti a insérés dans sa pièce. (JEDERMAN, monté sur le parvis de la cathédrale par un jeune metteur en scène, ouvre chaque année de façon rituelle le Festival d’été de Salzbourg.) Le spectateur de culture française n’aura peut-être pas le plaisir de reconnaître des personnages et des répliques qui lui sont familières; mais ce plaisir somme toute un peu superficiel est ici, je crois, remplacé par quelque chose de plus profond qui touche l’essentiel du propos de la pièce de Kárpáti. Car nous reconnaissons une histoire qui ne nous a jamais été clairement racontée.
 
Et lorsque nous voyons dans la station de métro l’entourage d’Emma prendre une autre dimension, nous avons une illumination analogue à celle que vit Emma à l’instant de sa mort. C’est un peu comme si, dans l’eau glauque de l’étang du Parc Lafontaine, apparaissait dans les profondeurs une grandiose cathédrale romane.
 
Je lis beaucoup de théâtre et cette pièce s’est imprimée en moi avec une force que les années n’ont pas entamée. Et en écrivant ces lignes, j’essaie de comprendre pourquoi. Je ne crois pas en Dieu (ce qui ne va pas de soi et exige un travail actif) et je me soucie comme d’une guigne du salut de mon âme, mais j’essaie d’être un humain décent, travaillant, selon les mots du philosophe Bertrand Russel, à me créer une vie « inspirée par l’amour et guidée par la raison ». Je ne suis pas non plus nostalgique – ce qui est différent d’accepter la tyrannie du présent – et je ne regrette pas le temps de la Foi. Une nostalgie de l’infini, peut-être, sans doute en fait, mais ce n’est pas la même chose. Je crois que cette pièce me dit que même si Dieu est mort, les images et les légendes qu’il nous a laissées portent un sens dont Dieu n’était que l’écran. Et puis il y a aussi la mort; ça meurt autour de moi, j’ai dépassé la moitié de ma vie et les visages sur les photos des notices nécrologiques commencent déjà à ressembler au mien. Je ne sais pas comment je vais mourir, mais de voir Emma mourir en toute conscience alors qu’elle-même a l’impression de n’avoir que glissé à la surface des choses a pour moi quelque chose de porteur d’espoir. Et puis, aussi, cette pièce m’indique que je ne suis pas coupé du passé de l’humanité, que ces très vieilles images sont aussi pour moi, et qu’elles m’appartiennent.
 
Quand Ginette Noiseux et Martine Beaulne ont choisi de monter ce texte que je leur avais envoyé, si elles savaient à quel point je me suis ce jour-là senti moins seul. Sous la mer, toutes les îles se rejoignent.
 
 
Paul Lefebvre
Traducteur