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Du théâtre de Marguerite Duras

« Je vais faire du théâtre cet hiver et je l’espère sortir de chez moi, faire du théâtre lu, pas joué. Le jeu enlève au texte, il ne lui apporte rien, c’est le contraire, il enlève de la présence au texte, de la profondeur, des muscles, du sang. Aujourd’hui je pense comme ça. Mais c’est souvent que je pense comme ça. Au fond de moi c’est comme ça que je pense au théâtre »
 
– Marguerite Duras, La vie matérielle

 
 

On connaît l’œuvre romanesque de Marguerite Duras; on se souvient des polémiques autour de ses films. On a tendance à oublier la relation paradoxale qui unit l’écrivain au théâtre. Et pour cause… Le théâtre ne semblait pas, pour elle, une aventure nécessaire.
 
En effet, l’écrivain reproche à la représentation d’user le texte, de l’appauvrir, d’altérer la force et le pouvoir suggestif des mots, de transformer la parole poétique en un acte conversationnel à la solde des situations psychologiques, d’une tradition naturaliste dont elle dénonce volontiers les fondements idéologiques mortifères et bourgeois. De plus, elle s’insurge contre les comédiens et les metteurs en scène qui interprètent le texte, c’est-à-dire qui imposent le résultat de leur propre lecture, font valoir un sens, un point de vue, un jugement. Ce que la lecture solitaire permet – un effeuillement créatif et intime du texte, l’accession à une multiplicité de sens – la mise en scène le rend impossible.
 
Le parcours théâtral de Marguerite Duras est mu par ce constat : l’écrivain cherche les moyens d’éviter la dégradation du livre lors de son passage à la scène.
 
Dès lors, progressivement, l’art dramatique devient un lieu d’expérimentation privilégié des pouvoirs de l’écrit, une gageure nouvelle et Marguerite Duras se fera volontiers dramaturge, adaptatrice et metteure en scène. Et c’est parce qu’elle revendique le primat du texte sur l’ensemble de la représentation, que l’écrivain passe outre les frontières des catégories génériques.

Les textes peuvent indifféremment être lus, filmés et proférés sur scène. Une histoire tour à tour se coule dans le moule du roman, défie l’écran, est dite au théâtre.
 
Le « théâtre de Marguerite Duras » ne se réduit donc pas aux seules œuvres par elle désignées comme pièces. Il est plus un lieu de résonance, une « chambre d’écho » où l’œuvre peut faire entendre ses possibles, explorer sa vocation théâtrale, qu’un modèle formel.
 
Des rencontres vont marquer de façon décisive le cours de cette recherche : dès 1965, lorsque trois jeunes auteurs, Claire Deluca, René Erouk et Hélène Surgère, décident de jouer ses premiers textes, elle en réécrit au fil des répétitions des scènes entières. Entre 1963 et 1979, elle travaille plus particulièrement avec le metteur en scène Claude Régy qui signera des mises en scène historiques. Parfois, les figures qui hantent l’œuvre deviennent indissociables de ceux qui en ont proféré les paroles : Madeleine Renaud, Michael Lonsdale, Delphine Seyrig, Bulle Ogier… Avec eux, l’écrivain élabore les fondements d’une pratique personnelle, témoignant de sa volonté d’en finir avec les conventions dramatiques et de plier la scène, les habitudes de représentation, aux exigences de ce qu’elle appelle l’ÉCRIT.
 
Au théâtre, l’expérience solitaire de l’écrivain et de ses lecteurs entend être collectivement partagée… Aussi oblige-t-elle l’acteur à trouver un rapport inédit au langage : comment transgresser le cadre d’une identité sociale, de l’anecdote personnelle, pour accéder à une parole si intime – douloureuse, désirante, passionnée – qu’elle fait exploser les limites identitaires, et permet de fusionner avec le monde.
 
Comment exposer le verbe sans se l’approprier, pour que cette affirmation, « je parle », se transforme en une question, « qui parle? », et trouve sa réponse dans un « on dit » qui convoque la salle entière.
 
 
Sabine Quiriconi
Dramaturge pour la mise en scène et la scénographie d’Éric Vigner – SAVANNAH BAY, de Marguerite Duras, 2002
 

 
Propos extraits de THÉÂTRE DE MARGUERITE DURAS de Sabine Quiriconi, publié dans les Cahiers de l’Herne, novembre 2005.