LA FIN DE CASANOVA, à l’origine troisième partie de la pièce LE PHÉNIX écrite en 1919, a ensuite été publiée de façon autonome en 1922 en portant le sous-titre : essai dramatique. Sur les traces de Pouchkine qui écrivait en 1830 un cycle de courtes pièces en vers, Marina Tsvetaïeva installe avec cette appellation une certaine distance avec la forme théâtrale; elle explore plutôt celle-ci dans la perspective d’une expérience intime et poétique, d’une proximité avec le verbe qui anime les mouvements de l’âme. Ce qui ne l’empêche pas de mettre en scène un personnage de la stature et de l’ampleur de Casanova, qui s’est fictionné lui-même en écrivant l’histoire de sa vie. Elle choisit d’aborder le Casanova âgé, pensionnaire aigri et objet de risée au Château de Dux (Duchcov), qui correspond de façon assez précise à celui de l’époque tel qu’en témoigne le Prince de Ligne dans ses mémoires. Le personnage de Francisca, même s’il est imaginaire, est tout aussi documenté, étant un composite de plusieurs femmes : habillée en garçon comme l’était Henriette, grand amour de Casanova, évoquant à la fois Francesca Buschini, la dernière femme qui a vécu avec lui à Venise de 1783 à 1787, ou encore la jeune Cécile de Roggendorf avec laquelle il entretint une relation purement épistolaire la dernière année de sa vie. Mais la référence la plus poétique est murmurée par Casanova lui-même dans la pièce : Francesca da Rimini, la Francesca de Dante, celle que le Poète rencontre en enfer, qui lui raconte son amour et sa fin avec son amant Paolo, tués par le mari jaloux. Au moment de leur mort, ils lisaient ensemble un roman d’amour courtois, celui de Lancelot et Guenièvre. Quant au Prince de Ligne, grand et sincère ami de Giacomo Casanova, il est en fait l’oncle du Comte de Waldstein, hôte réel et protecteur de Casanova au Château de Dux, qui lui permit d’y vivre ses dernières années comme bibliothécaire et d’y écrire entre autres ses mémoires. Marina Tsvetaïeva a différé de deux ans la mort de ce Phénix, qui lui est emblématique du siècle des Lumières et en devient son dernier souffle. Mais une fois ce cadre historique bien installé, Marina Tsvetaïeva a peint à l’intérieur un tableau à la façon de Turner : de grands ciels aux lueurs blanches et floues qui dissolvent les formes, traversés de fulgurances sombres et enflammées
SOMMEIL
Casanova, qui se préparait à mourir, se met à croire qu’il rêve lorsqu’apparaît Francisca. Même le feu de la chandelle sur sa main ne le convainc pas du contraire. Tout au long de la rencontre, elle lui dira sur tous les tons qu’il ne rêve pas et surtout de ne pas dormir. Lui ne la touche vraiment qu’au moment où il a les yeux fermés ou bandés, comme dans un état de rêve. À la fin, c’est Francisca qui sombre dans le sommeil. Ainsi dormir, qui était tout au long de la pièce l’analogie de mourir – car c’était du sommeil de Casanova dont il était question, comme une fatalité (mal) acceptée par lui-même et constamment empêchée par Francisca – dormir donc, redevient lié au sommeil profond et simple de l’enfance. Prends bien garde qu’elle ne s’éveille, (…) le premier sommeil, c’est l’inconnu, dira Casanova. Le dernier sommeil est aussi l’inconnu. Cet écart entre un état définitif et temporaire est aussi ténu dans la pièce que la ressemblance entre un dormeur et un mort. En ce sens, la vieillesse de Casanova est très proche de la jeunesse de Francisca. Les deux menacent de tomber d’un moment à l’autre dans l’inconscience. Les deux sont à la fois très forts (lui de son expérience / elle de sa vitalité) et très fragiles (il est très vieux / elle a des pulsions suicidaires). Ils ressentent ainsi l’urgence, même s’ils semblent vouloir inconsciemment étirer le temps. Ils ne peuvent donc qu’être dans la vérité l’un vis-à-vis de l’autre et éveillés le plus longtemps possible.
BLANCHEUR
Derrière le Château de Duchcov, un grand parc désert et blanc l’hiver s’étend à perte de vue. Côté cour, des grilles monumentales s’ouvrent sur la petite place du village sur laquelle se trouve l’inévitable café Casanova. C’est sur cette petite place que donnaient les appartements du grand aventurier, dans l’aile gauche du Château. Aujourd’hui, ces deux pièces sont blanches et peu ornées, avec quelques meubles d’époque dont son fauteuil, qui trône sur un socle derrière un cordon de velours. Avaient-elles autant cet aspect monacal à l’époque? Après tout, comment savoir? Durant l’ère communiste, une partie du château a servi de caserne municipale. Mais le village et la plaine étaient certainement aussi blancs et déserts l’hiver et Casanova devait rêver de sa Venise flamboyante… C’est néanmoins là qu’il a connu assez de paix et d’isolement pour écrire son œuvre. C’est aussi dans la campagne près de Prague que Marina Tsvetaïeva a connu de 1922 à 1925 une période relativement heureuse de sa vie et féconde d’écriture, les yeux posés sur ce même hiver d’exil. Dans LA FIN DE CASANOVA, l’hiver blanc éclaire la nuit d’une tempête violente. Les cheveux de Casanova sont blancs. Il est dévitalisé de ce feu qui l’habitait, et veut partir on ne sait où, sinon dans cette tempête, comme pour s’y fondre dans la blancheur; comme le siècle qui se dissout dans le flou de l’inconnu à venir. La blancheur est aussi celle du papier que chérissait Marina Tsvetaïeva dans les années de misère à Moscou, durant lesquelles elle a écrit LA FIN DE CASANOVA : « (…) s’il y a une chose que je ne peux pas brûler, c’est du papier blanc. Pour comprendre (pour qu’un autre me comprenne), il suffit de représenter à cet autre que le papier, c’est du papier-monnaie. Et je donne mon papier blanc à contrecœur, comme d’autres leur argent. Pour moi, ce n’est pas un cahier que je donne, c’est tout ce qui aurait pu y être écrit. Ce n’est pas un cahier vierge que je donne, c’est un cahier écrit que je jette au feu! Exactement comme si, de ce cahier-là, dépendait quelque chose : une œuvre, qui à présent ne pourra plus jamais exister. (…) D’ailleurs, ma faim de papier blanc date d’avant l’Allemagne et d’avant l’Union soviétique : toute mon enfance, avant l’école, avant mes sept ans, toutes mes premières années ne sont qu’un cri réclamant du papier blanc. » La blancheur est parfois anéantissement mais aussi début de tout.
FEU
La pièce commence par un autodafé. Casanova brûle les lettres, les fleurs séchées, les boucles de cheveux des femmes qui l’ont aimé. Il a aimé aussi ces femmes dont les reliques l’ont accompagné tout au long de sa vie. Tel un Krapp sarcastique et vociférant malgré quelques pointes de mélancolie, il lit des fragments de ces lettres comme s’il désarticulait les corps. C’est aussi sa vie, sa chair qu’il brûle. Un rituel violent à la mesure de la violence qu’il doit se faire à renoncer et à partir. Casanova n’est pas un vieux sage serein et ascète. On pourrait dire qu’il vieillit mal et ne se résout pas à mourir. Sa colère est surtout – et paradoxalement – ce qui le maintient en vie, la seule pulsion brûlante à laquelle il a encore accès. Le feu, c’est aussi celui de la chandelle, qui éclaire faiblement la pièce et qui lui fait voir Francisca comme dans un rêve. Le feu s’incarne ensuite tout entier dans Francisca, de ses cheveux à son âme plus tempétueuse que la tempête. Elle est la fidèle héritière de Casanova en ce sens. Elle est si flamboyante qu’il doit avoir les yeux fermés pour la toucher. Le feu est à la fois destruction des corps et de la mémoire, et à la fois pulsion de vie. Encore une fois la frontière entre la vie et la mort est mince. Ce qui cause la mort peut aussi réveiller la vie. Cet écart est aussi ténu et réversible entre les deux figures de Casanova et Francisca. Lui est incapable de se résoudre à la paix et donc à la mort; elle ne cesse d’avoir ce mot à la bouche et de menacer de s’enlever la vie.
Le feu est un motif récurrent dans l’œuvre de Marina Tsvetaïeva comme dans les descriptions que l’on a faites d’elle. Outre tous les meubles de l’enfance qu’elle a dû brûler pour chauffer la maison durant les années noires, la scène des lettres au feu trouve un écho plus précis dans une scène réelle qu’a vécu Tsvetaïeva, un jour où une amie qui devait quitter la Russie lui a demandé de l’aider à brûler ses lettres et manuscrits. Elle élabore longuement sur cet événement et sur cet acte de brûler au début du texte HISTOIRE D’UNE DÉDICACE et écrit : « Le corps de l’écrivain, ce sont ses manuscrits. Ce qui brûle : des années de travail. Cette « elle »-là ne brûlait que ses lettres : le corps refroidi d’un autre; nous – ce sont nos manuscrits, notre travail de dix-huit ans que nous brûlons. »
AMOUR / MORT
À Duchcov, les rares événements mondains pour Casanova se résumaient à quelques sorties à Prague. Ainsi, le 29 octobre 1787, il assiste à la création de Don Giovanni de Mozart au Théâtre National. Dans les derniers jours avant la première, il aurait aidé in extremis le compositeur en réalisant au moins deux variantes dans le livret – dont les brouillons sont toujours conservés – parce que le librettiste Da Ponte était convoqué à Vienne. Les spécialistes divergent un peu quant à la réelle application de celles-ci, mais Casanova a vraisemblablement eu des contacts amicaux avec Mozart. Ainsi, par le biais de cette expérience, le séducteur réel, Casanova, rencontre celui de la fiction, Don Giovanni. Et à son tour personnage de fiction, Casanova devient le miroir poétique d’une femme, la figure d’un idéal amoureux, dont l’époque se dissout. « Le dessein de ma vie était : être aimée à dix-sept ans par Casanova (un étranger!) – abandonnée – et élever un fils splendide de lui. Et puis – aimer tout le monde. », écrit Marina Tsvetaïeva dans son cahier de notes en 1923. Souhait rétrospectif ou oracle étrange de ce qui lui arrivera dans la vie, ce défi frondeur marque aussi cette marge infime chez elle entre vie et œuvre; l’une éclaire l’autre et vice-versa. Quant à Francisca, elle fait poindre cette Marina Tsvetaïeva de dix-sept ans qui vouait un amour fervent pour Napoléon I et II – dont les portraits couvraient les murs de sa chambre (aux motifs d’étoiles à défaut d’avoir trouvé des motifs d’abeilles napoléoniennes) – et qui assistait à toutes les représentations de L’AIGLON d’Edmond Rostand, l’ayant traduit et vu à Paris avec Sarah Bernhardt et ayant même songé à se suicider durant une représentation. « Peut-être est-ce possible d’aimer les vivants comme j’aime Napoléon II. Je ne sais. Je sens seulement que je mourrais avec joie pour une rencontre avec lui, mais avec vous – non. », écrit-elle à un prétendant à quinze ans. Francisca ressent aussi ces pulsions de mort, indissociables pour elle de l’amour. Avec ses bottes et sa cape, elle est ce que Casanova était, mais différente, décalée dans un temps nouveau. Dans son siècle à lui, l’amour était relié au plaisir ; dans le sien, il sera plutôt lié à la mort. Francisca est l’enfance du mouvement romantique; Casanova est l’agonie de l’époque des Lumières. Mais il y a passation entre eux. Casanova ne laissera pas un fils à Francisca, mais il lui racontera une histoire, comme pour endormir un enfant. Cette histoire ressemble étrangement à celle de Paolo et Francisca da Rimini; elle est une transmission de l’art d’aimer qu’offre Casanova à sa vraie héritière… Ainsi, ces deux figures antagonistes et irréconciliables de Francisca et Casanova sont pourtant et paradoxalement semblables et inséparables. À travers elles et les références qu’elles portent comme un costume, circule la parole poétique, singulière, vive, à la fois délicate et brutale de Tsvetaïeva. De Dante à Casanova à Francisca, en passant par l’Arioste et l’Arétin; de Pouchkine à Blok à Tsvetaïeva en passant par Goethe, le poème circule comme le sang. Les deux amants impossibles seront séparés comme les amants mythiques : l’un partant vers un pays blanc qui ressemble à la mort, l’autre tombant dans le sommeil profond de l’enfance.
MARINA TVSETAÏEVA
« Ici, je suis inutile. Là-bas, je suis impossible. »
– Marina Tsvetaïeva
Après une enfance marquée par de longs séjours à l’étranger – d’abord en Italie pour suivre les cures de sa mère, puis en pension en Suisse et Allemagne – Marina Tsvetaïeva, née à Moscou en 1892, publie dès 1910 L’Album du soir, son premier recueil de poésie. En 1912, elle épouse Sergueï Effron avec lequel elle aura trois enfants, dont une fille qui mourra en bas âge des suites de la famine. De 1918 à 1922, elle vit à Moscou dans des conditions de vie très dures alors que Sergueï se bat au front dans les rangs des Blancs. Durant cette période sombre, Marina Tsvetaïeva transcende néanmoins la réalité par un travail d’écriture intense qui lui procure une reconnaissance de la part du milieu artistique et littéraire moscovite. À partir de 1922 commence un long exil à Berlin, Prague puis Paris, toujours dans des conditions précaires. Se sentant peu concernée par le milieu littéraire de l’émigration russe, elle se consacre à une correspondance intense avec Boris Pasternak, Rainer Maria Rilke et bien d’autres : des échanges épistolaires en grande partie publiés aujourd’hui. En 1939, elle rejoint son mari et sa fille en URSS, tout juste avant que ceux-ci ne soient arrêtés. En 1941, suite à l’entrée de l’armée allemande, Marina Tsvetaïeva et son fils sont évacués en République Tatare pour finir à Elabouga, où elle se suicidera dans la même année.
Parallèlement à cette trame tragique, elle aura entretenu toute sa vie des passions grandioses, réelles ou rêvées, envers des êtres proches ou lointains, dont témoignent, outre sa poésie, une abondante correspondance, des essais, des textes dramatiques et des récits. Lyrique et extrêmement travaillée dans sa structure et ses sonorités, sa poésie produit pourtant un effet d’immédiateté et de spontanéité, à l’image de son urgence de vivre et de sa quête d’absolu. Si Marina Tsvetaïeva compte parmi les plus grandes voix de la poésie du XXe siècle, sa liberté d’esprit et sa solitude revendiquée lui confèrent une place singulière, en distance avec les courants poétiques et politiques de son temps. Parmi les nombreux recueils de poésie, les essais et les récits aujourd’hui traduits en français, citons Le ciel brûle, Le Gars, Après la Russie, Le Diable et autres récits, Tentative de jalousie & autres poèmes, Le poète et le temps et Mon Pouchkine.
LE PHÉNIX a été créé en 1990 à la Schaubühne de Berlin dans une mise en scène de Klaus-Maria Grüber, avec Minetti dans le rôle de Casanova.
Stéphanie Jasmin