« Au milieu du chemin de notre vie
je me retrouvai par une forêt obscure
car la voie droite était perdue.
Ah dire ce qu’elle était est chose dure
cette forêt féroce et âpre et forte
qui ranime la peur dans la pensée! »
– Dante, La Divine Comédie – L’Enfer, chant 1
(traduction française de Jacqueline Risset)
« Edmond. Qui êtes-vous?
Ludivine. Je ne sais pas. […]
Edmond. Ma mémoire est comme une forêt
dont on a abattu les arbres. »
– Wajdi Mouawad, FORÊTS
Forêt profonde. Tel est le titre d’un «mélodrame acousmatique» de l’électro-acousticien Francis Dhomont. Une œuvre gigantesque, touffue, l’une des plus puissantes – tous arts confondus – à avoir vu le jour au Québec. Un tapisserie musicale dans laquelle les contes de fées et les histoires de jadis rejoignent notre présent. Une œuvre proliférante et multidimensionnelle – à la fois romanesque, symbolique et musicale. Wajdi Mouawad a-t-il déjà entendu la musique de Francis Dhomont? Je ne sais pas. Sans doute. Car Wajdi – on ne le désigne plus que par son prénom tant son univers nous est devenu familier – est un ogre qui a tout lu, tout vu, tout entendu. Il est un territoire occupé. Non pas par quelque ennemi qui le déposséderait de lui-même et de son imaginaire, mais, bien au contraire, par tous les artistes et les œuvres qui lui ont créé une mémoire – pleine de bruit et de fureur, de guerres et de clameurs – et l’ont fait tel qu’il est aujourd’hui : un homme rempli de souvenirs et d’histoires, un inépuisable réservoir de fictions, qu’il déplie et déploie, toujours pluriel, comme un arbre qui plonge ses racines dans un passé caché sous la surface du sol et dont les branches et les rameaux s’élancent vers le ciel en un fouillis inextricable et verdoyant. Wajdi est un invincible rêveur et, comme le dit si bien Albert dans FORÊTS, « ce ne sont pas les gens raisonnables qui apportent le bonheur (…), mais les rêveurs car les rêveurs agissent en fonction de leurs rêves et non pas en vertu de leurs intérêts! (…) Je nous (…) libère par la capacité à rêver, à risquer, à oser, à aller là où cela fait peur, où cela nous inquiète! C’est cela, vivre! »
Auteur, metteur en scène, comédien, ancien directeur du Théâtre de Quat’Sous, directeur artistique désigné du Théâtre français du Centre national des arts, romancier, réalisateur, Wajdi grille tous les feux rouges et met en cendres les frontières entre les disciplines. Libanais d’origine, Français de formation, Montréalais d’adoption, il brûle les drapeaux, et accouche de fables allégoriques et de récits initiatiques dans lesquels on ne saurait parvenir à soi qu’en passant par l’autre, par l’ailleurs, par l’étranger et l’étrangeté. Avec LITTORAL, RÊVES, INCENDIES et FORÊTS, il a embrasé toutes les scènes de France et insufflé un nouvel élan au théâtre dans ce pays où, depuis la Seconde Guerre, on avait perdu foi en la fiction, on ne croyait plus qu’il était encore possible de raconter des histoires. Dès 1991, lors de la présentation à la Salle Fred-Barry de sa pièce PARTIE DE CACHE-CACHE ENTRE DEUX TCHÉCOSLOVAQUES AU DÉBUT DU SIÈCLE, nous savions qu’il y avait là une voix atypique et singulière. Ce match de dissimulation et de dévoilement entre l’un des plus grands écrivains de langue allemande et sa conscience réfléchissante était fort et réjouissant. Il était troublant de voir ainsi Franz Kafka ne pas réussir à faire une scène et à renverser la loi du Père; cela nous rappelait à quel point l’échec est bel et bien l’un des axes principaux de la modernité depuis Beckett. Entendre de la bouche du personnage de Ernst dès la première scène « Tout est tout propre ici… » redonnait espoir à tous les spectateurs qui trouvent justement que le théâtre québécois est trop propre, trop correct, jamais dérangeant, jamais effrayant.
Au Québec, on le sait, tous les hommes sont des fils, « des fils qui meurent avant les pères », pour reprendre le sous-titre que Tchékhov a donné à sa pièce PLATONOV. Nous sommes tous des fils et des filles, et avons beaucoup de mal à nous affirmer comme des hors-la-loi. Nous avons plutôt tendance à ne rompre qu’en apparence, pour mieux réintégrer le familier et le familial. Pas les personnages de Wajdi, qui tous, ou presque, risquent à tout moment la marginalisation, l’exclusion, l’exil et la mort. Le créateur n’a d’autre choix, aux yeux de Mouawad comme aux yeux des trois sœurs de Tchékhov dans sa mise en scène, que de fracasser les murs pour mieux s’échapper. L’artiste, comme tout être humain, doit, s’il veut parvenir à être pleinement, sans concession aux désirs des autres, s’approcher le plus près possible de la fenêtre, au risque de la chute. Entendons l’appel de Maxime Louisiaire dans WILLY PROTAGORAS ENFERMÉ DANS LES TOILETTES : « Venez avec moi, tous les trois, allons vers la fenêtre et regardons par la mer s’il n’y a pas de bateaux qui arrivent. » Mais à s’approcher ainsi de la fenêtre, à tâter ainsi le vide, à tenter le « pas au-delà », comme le disait Maurice Blanchot, on risque fort la dissolution de soi. On risque de s’envoler par la fenêtre. Mais, nous dit l’auteur de FORÊTS, nous ne sommes réellement qu’au prix de ce vertige.
Il y a toujours, dans les pièces de Wajdi et dans son roman VISAGE RETROUVÉ, des artistes qui se tiennent ainsi au bord du vide, hors des champs labourés, tout près d’un réel innommable et inquiétant : Franz, ce Tchécoslovaque du début du siècle qui se perd dans sa forêt imaginaire (déjà!) sans trouver d’issue; Wahab qui, ayant perdu le visage de sa mère, se perd dans une forêt obscure et dantesque (déjà!) pour mieux le retrouver et trouver par la même occasion le chemin de la création; le petit Alphonse dans la pièce éponyme qui, tel l’Alexandre imaginé par Ingmar Bergman, s’aventure la nuit au pays de la fiction en cherchant le chemin pour se perdre; Willy Protagoras qui s’enferme dans les toilettes – acte d’amour et de résistance à la fois – pour mieux donner naissance à son œuvre; Nazha qui, lors d’une JOURNÉE DE NOCES CHEZ LES CROMAGNONS, réaffirme le pouvoir infini de la fiction en imaginant un fiancé pour sa fille, fiancé qui, contre toute logique, apparaîtra réellement; Walter qui, dans la même pièce, présente au peuple assemblé son art poétique, où l’acte littéraire est vu comme une guérilla spirituelle… Si, dans ses œuvres, Wajdi parle de lui et si des rapprochements sont sans doute possibles entre l’auteur et certaines voix qu’il met en scène, il parle aussi et surtout de nous tous, du rapport conflictuel et vital que nous entretenons avec la création, ce moyen ultime d’accession à soi.
Et il parle, ce cher Wajdi! Il en raconte des histoires! Wajdi est un conteur, un bonimenteur, un ensorceleur. Un moulin à paroles. Un auteur qui nous permet de redécouvrir le plaisir simple de se faire raconter des histoires. « Pour raconter une histoire, au départ, ce n’est pas bien compliqué. C’est toujours quelqu’un, quelque part, à qui il arrive une tuile. » Et il en tombe, des tuiles! Et dans toutes les histoires théâtrales ou romanesques qu’il nous a données, toujours il est question de ce qu’il faut de courage pour se jeter à l’eau, lâcher le quai, rompre les amarres, du difficile et exaltant parcours qui mène à la création. Toujours, d’une œuvre à l’autre, c’est d’un artiste qu’il s’agit, d’un homme ou d’une femme, artiste en puissance qui, tel Ulysse dans L’Odyssée d’Homère, doit faire un grand voyage, traverser les étapes d’un long et terrible périple pour rentrer à la maison et enfin se reconnaître. Les embûches sont nombreuses, les épreuves terribles, mais tout être humain, on le sait, doit y passer. Il en est encore de même dans FORÊTS, cette vaste fresque où la forêt devient mythologique et où les acteurs changent de personnages au gré de leurs voyages dans le temps : de l’Alsace en 1872 à la guerre de 1914, des Ardennes au camp de concentration de Dachau en 1944, du Québec en 1989, quelques jours après la chute du mur de Berlin, jusqu’à la France de 2006, où les pièces du puzzle se mettent en place et où l’arbre généalogique de Loup est reconstitué.
Les œuvres de Wajdi Mouawad sont d’immenses bordels, de formidables foutoirs, des overdoses d’images-chocs et d’émotions contradictoires. Elles forment un tapis persan d’histoires entremêlées. Wajdi Mouawad est un conteur fabuleux, mais si des thèmes reviennent sans cesse, lui n’explique jamais rien : ni la guerre, ni les rapports mère-fils, mère-fille, ni les terreurs de l’enfance, ni la nécessité de créer. Il tente seulement de mieux s’appartenir, de mieux s’avoir, en élaborant des récits. Chez lui, seuls ceux qui parviennent à lever le voile sur la part obscure et parfois innommée de leur histoire peuvent parvenir à prendre possession d’eux-mêmes. Nous ne devenons des hommes et des femmes, nous redit-il, qu’à travers cette confrontation terrible et essentielle avec nos origines, avec nos déchirures, nos fêlures, nos fractures. Wajdi raconte des histoires… pour ne pas se raconter d’histoires. Il a dans la tête un monde prodigieux et effroyable. Il ne saurait être question de le retenir en lui-même ou de le contraindre, car sa survie en dépend : « À force de raconter les histoires nées de ce ramassis de mots, peut-être je saurai retrouver ce secret qui me donnait la force de me taire alors que j’étais encore enfant, au soleil de mes origines. »
FORÊTS, comme c’était le cas pour INCENDIES, parle des renaissances, des odyssées qu’il faut vivre pour retrouver sa terre. Formant une trilogie avec LITTORAL, cette œuvre dans laquelle un fils cherchait à donner une sépulture à son père, et avec INCENDIES, où la mort d’une femme entraînait ses enfants dans un voyage initiatique, FORÊTS poursuit une réflexion sur l’origine. Loup, l’héroïne de FORÊTS, adolescente et orpheline, part à la recherche d’un passé où les mères sont forcées, pour des raisons obscures et tragiques, d’abandonner leurs enfants. Ainsi, comme les jumeaux d’INCENDIES, ouvrira-t-elle sans le vouloir une boîte de Pandore; elle sera ainsi engagée dans une équipée fabuleuse vers un passé inconnu, vers un continent lointain, vers une seconde naissance. « L’enfance est un couteau planté dans la gorge. On ne le retire pas facilement », écrit Wajdi Mouawad. Seuls les mots et les fables ont le pouvoir de l’arracher et de nous permettre de nous échapper des forêts maudites dont nous sommes prisonniers.
Stéphane Lépine
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* Une première version de ce texte a été publiée dans le programme de la pièce INCENDIES, présentée en reprise l’automne dernier au Théâtre du Nouveau Monde.