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Blue Heart : les enjeux

Blue Heart

BLUE HEART de Caryl Churchill est une pièce politique qui utilise les signes de la psychose pour dénoncer l’angoisse causée par la disparition des liens entre l’individuel et le collectif.
 
Privé de mémoire et incapable de se reconnaître dans l’autre, le sujet contemporain est comme le psychotique incapable de reconnaître comme siennes les idées et les images qui devraient le représenter. Tout se passe comme s’il n’avait pas la possibilité de séparer nettement la perception réelle du monde extérieur et ce qui serait la représentation de son désir dans un fantasme.
 
La pièce a été écrite l’année de l’arrivée au pouvoir de Tony Blair. Elle exprime de maintes façons, le désenchantement éprouvé par la gauche européenne au sujet des compromis qu’elle a dû réaliser pour remporter les élections législatives. En effet, les travaillistes ne furent perçus comme fiables dans l’exercice du pouvoir qu’après avoir adopté les idées de droite du gouvernement précédent. En ne reconnaissant pas les idées qui devaient représenter leur vision de la réalité, les électeurs de Blair ont confondu leur désir avec la vision du monde de Mme Thatcher.
 
Le parti pris formaliste de cette pièce témoigne du fait de ce rétrécissement de l’espace intellectuel. Dans la pièce TOP GIRLS, Caryl Churchill, féministe et pacifiste engagée, faisait entendre l’espoir du triomphe du socialisme. BLUE HEART fait entendre un désarroi devant la confusion politique qui se reflète dans l’organisation du réel, dans l’organisation de la pensée et ultimement dans l’organisation du langage.
 
Comme dans la psychose, la rupture des personnages avec le monde se traduit par des troubles du langage. Les échanges langagiers entre les personnages ne débouchent sur aucune reconnaissance. La parole de chacun rebondit sur le mur du vécu de l’autre. Les personnages ne parlent pas pour se mettre d’accord sur quelque sujet. Ils ne cherchent pas une vérité. Ils parlent uniquement pour exprimer un vécu indiscutable qui creuse leur solitude en rendant tout accord impossible.
 
La pièce BLUE HEART se divise en deux parties. La première partie, DÉSIR DE COEUR, établit une comparaison entre la confusion généralisée qui caractérise notre modernité et le vécu du psychotique. L’angoisse du psychotique est existentielle. Elle témoigne de la remise en question du sujet à la suite d’une perte de quelqu’un, de quelque chose qui est aussi une perte de lui-même et qu’il tente de retrouver. En perdant sa fille, Brian s’est perdu. Il tente de se retrouver lui-même en dévorant les mots qu’il confond avec les parties du corps qu’ils désignent.
 
Dans les manifestations délirantes, le psychotique projette à l’extérieur de lui-même ses intentions sans les reconnaître comme siennes. Brian ne comprend pas ce que lui reproche Alice. Ses demandes d’être gentil avec sa fille n’ont pas de sens pour lui puisqu’il ne reconnaît pas qu’il n’est pas gentil.
 
Le rejet du mauvais à l’extérieur de soi a pour pendant les manifestations introjectives qui se déroulent en sens inverse. Ce sont de fausses perceptions qui s’imposent au sujet depuis l’extérieur. Brian reprend en lui les mauvaises qualités de sa fille comme c’est le cas avec la horde d’enfants, etc., qui sont des hallucinations.
 
En faisant retour de l’extérieur, l’imaginaire se donne pour le réel. Il se produit alors une perte des repères qui permettent de distinguer le dedans et le dehors, la vérité et le mensonge. Il ne subsiste bientôt plus qu’un trop plein de réel. Un réel incontrôlable duquel sont exclus le sujet lui-même et la pensée.
 
Cette métaphore de la psychose est reprise dans la deuxième partie. Dans CAFETIÈRE BLEUE, les mots cessent d’être les instruments d’une pensée du réel. Les personnages n’associent plus les représentations de mots et les représentations du monde extérieur. Contrairement à Brian et aux personnages de la première partie, ils ne confondent pas le mot et la chose mais ils déforment le mot pour qu’il cesse de renvoyer à la chose. Ils érigent ainsi une pseudo-réalité fondée sur la négation du réel.
 
Cette forme d’abstraction produit une fausse conscience qui vide les êtres de leurs particularités en les déréalisant. Sous l’effet de la convoitise de Derek, chacune des mères perd sa singularité pour entrer dans la catégorie abstraite du Capital. L’abstraction qui affecte les mères s’étend aussi aux objets. Les mots « cafetière » et « bleue » cessent de renvoyer à des objets réels. Ils deviennent de purs signifiants, des mots vides que chacun peut remplir du contenu qu’il désire. On assiste donc à la destruction du lien social nécessaire pour que le langage fonctionne.
 
L’amnésie qui frappe les personnages est une autre manière de montrer la confusion et le désarroi qui en résulte. La réplique d’Enid « Mais qu’est-ce qui est utile? Qu’est-ce qu’une bonne mémoire? » renvoie à la négation du sens et à la négation de l’histoire que certains philosophes ont élevés comme un écran de fumée pour désarmer les hommes devant leur destin. La croyance que l’histoire n’a ni sujet ni fin débouche sur le dieu Marché qui pour se développer doit convaincre les citoyens qu’ils ne peuvent rien faire pour changer le monde.
 
L’avantage individuel qui découle de cette idéologie est compris dans la réplique de Enid « Je ne veux pas être ce que je me rappelle, je suis plus libre d’être selon ce dont j’ai envie. » La liberté collective nécessite que les citoyens participent aux décisions de la Cité. Ces décisions librement acceptées restreignent la liberté individuelle infinie des citoyens mais la mémoire collective lui confère un sens.
 
Derek et ses pseudo-mères sont perdus parce que la fausse conscience et l’amnésie ont détruit leurs repères. Ils sont incapables de réagir à l’idéologie qui est la forme politique du mensonge autrement qu’en l’absorbant. C’est ce qui fait dire à Mrs Plant « Plus je m’informe, moins je sais où je me situe. »
 
Ionesco a fait du langage un moyen d’oppression. Churchill en fait un symptôme qui traduit l’angoisse causée par la disparition du lien entre l’individuel et le collectif. Dans sa pièce comme dans la psychose, la destruction du langage se fait par étape. D’abord destruction du sens dans des combats sans motif puis omission d’un ou de plusieurs mots qui ne sont pas indispensables pour la compréhension de la phrase et finalement désagrégation des mots.
 
 
Michel Laporte