Billetterie

Portrait de Romain Gary

La Promesse de l'aube

Suivre le parcours de Romain Gary exige de bonnes chaussures et beaucoup d’humilité. L’homme a ratissé la planète et les lieux où il s’est trouvé gardent la trace de son passage. S’il est vrai que le romancier n’est jamais loin lorsque Gary raconte la Seconde Guerre ou qu’il relate ses exploits de séducteur, c’est qu’il adorait brouiller les pistes, mêler le réel au probable.
 
Roman Kacew est né en 1914, à Moscou. Sa mère, Nina, est une femme aussi extraordinaire que mystérieuse, qui refusera de divulguer à son fils l’identité de son géniteur. Si elle lui a donné le nom de son deuxième mari, Lebja Kacew, rien ne prouve qu’il en était le père. Il y a cette ressemblance troublante entre Gary et Ivan Mosjoukine, acteur de cinéma que Nina aurait connu, mais là encore, aucune preuve. Une chose est cependant certaine : Nina était une bâtisseuse de mythes. Sans que Gary sache trop pourquoi, elle s’était construit une image idéalisée de la France, comme elle allait convaincre son fils de son incontournable destin : il serait non seulement un Français, mais un « GRAND » Français! C’est pourquoi Nina, en mars 1917, quitte la Russie à destination la Terre promise. Le voyage sera pénible: ils devront s’arrêter six longues années en Lituanie, puis faire route vers Varsovie, dernière escale avant Nice, où ils s’installeront finalement.
 
Comme toutes les femmes qui élèvent seules leurs enfants, Nina doit se battre, même en sol français. Son entêtement est cependant récompensé : Roman Kacew est naturalisé en 1935 et devient Romain Gary (brûle, en russe). La première étape est franchie, Gary n’a plus qu’à devenir célèbre!
 
La guerre lui en donnera doublement l’occasion. D’abord, malgré des débuts militaires ardus, Gary s’illustre comme pilote aux côtés des compagnons de la Libération. Sauf qu’il a beau s’investir pleinement dans ses missions, sa tendance au dédoublement s’exprime : la nuit, dans sa baraque en tôle, il écrit Éducation européenne. Lorsqu’il apprend qu’un éditeur anglais a l’intention de publier son livre, c’est pour Gary une seconde naissance: le succès est immédiat et le livre reçoit le Prix des Critiques. La route qui mène à la célébrité s’ouvre devant Gary.
 
La guerre terminée, Romain Gary amorce une carrière de diplomate qui sera désormais inséparable de son œuvre littéraire. Il en tire notamment un récit satirique sur l’ONU et un cycle romanesque nommé La Comédie américaine. Puis, à la fin de 1956, Gary savoure sa véritable consécration. Sans grands efforts, Pierre Mac Orlan a convaincu Jean Giono et la majorité des membres de l’Académie Goncourt d’attribuer son prix aux Racines du ciel, l’un des premiers romans écologistes. Mais ce genre d’unanimité autour d’un écrivain ne dure jamais, et Gary le sait. Il se presse donc d’écrire La Promesse de l’aube et respecte ainsi son engagement : par lui, sa mère est maintenant célèbre.
 
Au cours des années 1960, Gary cherche un moyen de faire taire ceux qui le croient fini. À l’heure de la sémiologie de Barthes, Gary se laisse prendre au jeu universitaire et répond aux structuralistes par un essai, Pour Sganarelle, dans lequel il expose sa vision du « personnage ». Peine perdue.
 
En bon enchanteur, il se tire d’affaire par la mystification. Il monte un canular avec une précision d’horloger et se donne le droit de renaître une autre fois. Romain Gary est mort! Vive Émile Ajar! (qui signifie braises). Du coup, non seulement invente-t-il une œuvre unique, mais il fait apparaître un nouvel auteur dans le paysage littéraire. Son petit-cousin, Paul Pavlowitch, lui sert d’homme de paille. En 1975, La Vie devant soi remporte le Goncourt. On imagine d’abord le vieux Gary savourant malicieusement son exploit. Cependant, on en vient rapidement à croire que Gary, ému aux larmes, a plutôt murmuré: « Tu avais raison, Nina, j’y suis arrivé! ».
 
Malgré ce coup de maître, Gary juge bientôt que le temps de la comédie est terminé. Le 2 décembre 1980, il met fin à ses jours. Quand, en 1981, la vérité sur l’Affaire Ajar est connue, le monde littéraire doit l’admettre : Gary est le seul à avoir gagné deux fois le Goncourt. Pour Gary cependant, l’essentiel est ailleurs. Peut-être aura-t-il voulu nous aider à comprendre son geste en écrivant dans sa dernière lettre : « Je me suis enfin exprimé entièrement ». Car Gary, comme tous les grands romanciers, n’était pas homme à donner des réponses: il préférait poser des questions.
 
 
Hugo Roy