Billetterie

Portrait d’Evelyne de la Chenelière

Désordre public

J’ai rencontré Evelyne de la Chenelière entre TOUT POUR ELLE, qu’elle répétait à l’Usine C, et DÉSORDRE PUBLIC, qu’ESPACE GO s’apprêtait à mettre en production. Autrement dit entre deux participations à des activités fort attendues de la saison théâtrale 2005-2006, témoignant de la place singulière qu’elle tient depuis quelques années, comme comédienne, auteure et metteure en scène, non seulement à ESPACE GO et à l’Usine C, mais également dans des lieux aussi divers que le Nouveau théâtre expérimental, le Théâtre d’Aujourd’hui, le Quat’Sous et Le Clou, pour ne citer que ceux-là. La création de sa pièce DES FRAISES EN JANVIER par le théâtre La Moluque (Carleton), en 1999, fut un remarquable coup d’envoi, valant à son auteure, en 2000, un prix de l’Académie québécoise du théâtre. Reprise en 2001 par le Théâtre d’Aujourd’hui, puis jouée en anglais au Centaur (saison 2002-2003), elle inaugurait de belle façon la carrière fulgurante d’une jeune dramaturge qui, au tout début de la trentaine, a à son actif, une dizaine de pièces, dont plusieurs ont été traduites et publiées.
 
Quel est le secret d’Evelyne de la Chenelière?
 
Je connais assez bien sa dramaturgie, mais, ne l’ayant rencontrée qu’une fois, je ne prétendrai pas avoir percé son secret. Pourtant il me semble, au cours de cet entretien, en avoir saisi quelque chose. Dans la vitalité et la chaleur que dégage Evelyne de la Chenelière, dans la clarté et l’intelligence de son propos. Certes. Mais surtout dans la réalité et l’intensité de sa présence. Présence entière à l’autre, devant elle. Et en même temps, au monde. Car, avec elle, rien d’abstrait : le monde, c’est d’abord les autres tout proches : le conjoint, les enfants, les amis, le milieu théâtral…
 
Dans l’avant-propos de son recueil Théâtre (Fides, 2003), elle s’inquiète : « Je ne pourrai jamais savoir […] si mes amis aiment sincèrement ce que j’écris, si ce que j’écris vaut toutes les heures qui me privent de mes enfants […].» Elle mise sur la porosité des frontières entre la vie professionnelle et la vie individuelle et familiale – ce qui pour bien d’autres apparaît un risque à éviter -, établissant un va-et-vient, construisant des ponts entre l’une et l’autre. Combien de ses pièces, dont DÉSORDRE PUBLIC, mettent en scène des personnages comédiens? Et combien de ces pièces n’a-t-elle pas montées et jouées avec son compagnon de vie, Daniel Brière, projetant même leur situation dans celle du couple comédien d’HENRI ET MARGAUX, intégrant au jeu leurs enfants. Ainsi en va-t-il du rapport de soi au monde. C’est par la présence aux tout proches qu’elle entre dans les préoccupations et les interrogations du monde, dans son « mouvement » : « Or je suis dans ce mouvement, parmi les autres, dans la même agitation souvent vaine et quelquefois pleine de sens, agitation qui m’émeut, quête ou fuite peu importe, tant qu’elle est humaine et vivante. » Je l’entends se demander comment cultiver son « bonheur individuel » sans oublier le « malheur collectif ».
 
N’est-ce pas pour et par cela qu’elle est l’une des figures les plus significatives, non seulement de sa génération, mais de la dramaturgie québécoise actuelle? Jouant de la fantaisie et de la gravité, son écriture fine et sensible exprime la conscience aiguë de la fragilité du monde et du sens, propre à notre temps. Ses personnages, ainsi que l’écrivait Diane Pavlovic au moment de la création de DES FRAISES EN JANVIER, « ont besoin, dans l’humour comme dans la nostalgie, de prendre acte de tous ces petits moments d’existence en apparence insignifiants et qui, mis bout à bout, constituent une vie humaine. » Si pour eux la durée est loin d’être évidente, au point qu’ils ne peuvent l’imaginer qu’en la découpant, ils se risquent pourtant à l’amour, à la vie : « J’ai oublié, déclare l’un d’eux à son amante, de te dire que j’aimerais être avec toi jusqu’à demain, et que demain je te demanderai la même chose, et après demain et ainsi de suite jusqu’à ce que t’aies les cheveux blancs. » Quant à l’amante, c’est de la manière suivante qu’elle s’engage : « Je t’ai dit aussi que je voulais pas prendre le risque de te perdre un jour pour toujours. » Dans l’écriture dramatique d’Evelyne la Chenelière, éminemment théâtrale – le pléonasme est à son propos de rigueur -, il y a quelque chose du marivaudage, tout à la fois jeu et engagement. C’est de bonheur qu’on y parle, d’un bonheur qui ne se perçoit ni ne s’imagine entier, qui ne se saisit que dans l’instant. D’un bonheur qui ne se donne pas d’emblée, mais qu’on ose prendre ! Qu’on ose croire et vouloir possible malgré l’inquiétude et le doute.
 
Cette foi, qui ne va pas de soi (« Alors vous comprendrez qu’il ne me reste plus qu’à écrire pour ne pas entrer en convulsions. »), me semble animer l’engagement d’Evelyne de la Chenelière envers la vie comme envers le théâtre et inspirer sa dramaturgie qui comprend, entre DES ROSES SAUVAGES et DÉSORDRE PUBLIC, les pièces suivantes : 2000, CULPA (Productions Méa, Espace libre); 2002, HENRI & MARGAUX (NTE) et NICHT RETOUR (NTE); 2004, LES HOMMES AIMENT-ILS LE SEXE, VRAIMENT, AUTANT QU’ILS LE DISENT ? (ESPACE GO) et APHRODITE EN 04 : LA VOIX DES AUTRES (première version de DÉSORDRE PUBLIC, NTE); 2005, BASHIR LAZHAR (Festival Mondial des Arts pour la Jeunesse, Théâtre d’Aujourd’hui) et L’HÉRITAGE DE DARWIN (Théâtre Le Clou).
 
 
Pierre L’Hérault