Billetterie

Entretien avec Evelyne de la Chenelière

Désordre public

PIERRE L’HÉRAULT
« Ai-je raison de penser que DÉSORDRE PUBLIC pousse très loin la hantise de la communication entre les gens qui m’apparaît être un des fils conducteurs de votre théâtre? »
 
 
EVELYNE DE LA CHENELIÈRE
« Le mot hantise est très bien choisi. Oui, c’est vrai, c’est comme si cette hantise de la conscience de l’autre, de comprendre l’autre, de le sentir et de le ressentir était poussée à l’extrême par le personnage principal, Max, qui en vient, malgré sa volonté, à s’ouvrir au point que je me suis amusée à lui faire entendre les pensées des gens, qui en vient finalement, dans une espèce de périple, à perdre son identité dans celle des autres. »
 
 
PIERRE L’HÉRAULT
« Il y a le personnage. Il y a aussi l’espace paradoxal, si l’on peut dire, de l’autobus où les gens sont collés les uns sur les autres, sans pourtant entrer en communication. »
 
 
EVELYNE DE LA CHENELIÈRE
« C’est le propre des transports en commun. Il y a la communauté, et, dans cette communauté, l’individu qui est dans un endroit qui n’est pas fait pour communiquer. Je crois que cet échantillonnage d’êtres humains dans les transports en commun est parmi les plus diversifiés que l’on peut rencontrer, contrairement à des lieux plus homogènes, certains types de restaurants, par exemple. Sans être pessimiste, c’est comme si ces lieux portaient le malheur collectif dans une ère où on insiste tellement sur le bonheur individuel, son bonheur personnel. On se désensibilise, volontairement où non, à la notion de bonheur collectif, de bien-être collectif. En particulier, ce personnage de Max qui, désigné au départ comme un être égocentrique, blessé, seulement pour lui-même et par lui-même, tout à coup, dans une sorte de magie, de quelque chose qui ne se peut pas, en arrive à être l’éponge victime de ce qui se passe autour de lui… »
 
 
PIERRE L’HÉRAULT
« … envahi… »
 
 
EVELYNE DE LA CHENELIÈRE
« Oui, envahi, il va sombrer. Évidemment, c’est une pièce humoristique. Toutes les actions inappropriées et exacerbées qu’on y trouve recèlent un potentiel comique. Mais, malgré tout, c’est un long vertige que vit le personnage jusqu’à devenir fou. »
 
 
PIERRE L’HÉRAULT
« Jusqu’au vide. Comme il le dit, il est vraiment pris dans les mots étrangers cherchant ceux qui collent à ma tête. »
 
 
EVELYNE DE LA CHENELIÈRE
« Oui, puisque l’accumulation de toutes les couches de ce qu’il reçoit, qu’on imagine d’une manière physique et tangible, devient quelque chose qui n’est pas nommable, comme le vide. C’est comme s’il était un récepteur, un réceptacle de tout. C’est dur de le faire, mais imaginons qu’on ne serait plus capable d’indifférence. On a une grande capacité d’indifférence : il faut bien se protéger pour être capable de vivre… Imaginons que tout cela tombe d’un seul coup, je ne sais pas comment on pourrait vivre tous ensemble. »
 
 
PIERRE L’HÉRAULT
« Dès le début le personnage d’Émilie évoque une expérience exceptionnelle de communication qui serait le comble de la compassion. »
 
 
EVELYNE DE LA CHENELIÈRE
« Elle lit cela dans un livre. Ce texte sert en quelque part de prologue, puisque il est annonciateur du parcours que va vivre Max. »
 
 
PIERRE L’HÉRAULT
« Peut-on dire alors que le titre, DÉSORDRE PUBLIC, traduit votre perception de la société en ce qui touche les rapports de l’individu et du collectif? »
 
 
EVELYNE DE LA CHENELIÈRE
« Je me demande souvent comment on tente de cultiver son bonheur, son projet d’être heureux, qui est l’épanouissement de soi, de sa famille. C’est très beau un projet familial, et je n’ai rien contre ça, mais parfois ça me semble tellement inapproprié et oublieux du chaos dans lequel nous sommes! Je crois qu’écrire du théâtre, ou être artiste, dans une perspective plus englobante, c’est être un peu moins imperméable à ces préoccupations. Je ne prétends pas ne pas l’être. Autrement j’aurais de la difficulté à vivre. Mais il me semble que si on a la prétention, la tentation de porter une parole, on porte forcément une parole qui est un petit peu collective. »
 
 
PIERRE L’HÉRAULT
« Une sensibilité à plus que soi! »
 
 
EVELYNE DE LA CHENELIÈRE
« Dans DÉSORDRE PUBLIC, cette sensibilité-là, cette empathie-là j’ai eu envie et j’ai tenté de la pousser au-delà du possible. Parfois même Max joue carrément le rôle de celui qui pénètre la pensée des autres. Non seulement la sienne, mais celle des autres. Il y a là, mine de rien, un questionnement du jeu de l’acteur dont le travail est de s’imaginer à la place de quelqu’un d’autre. »
 
 
PIERRE L’HÉRAULT
« Ce jeu de rôles est très présent dans votre théâtre. Vos personnages ont besoin de se mettre en scène, d’imaginer un récit qui les révélerait à eux-mêmes. Je pense, par exemple au personnage de Pauline qui cherche des bons souvenirs, qui s’en imagine… »
 
 
EVELYNE DE LA CHENELIÈRE
« Oui, quelque chose de plus grand que leur vie à eux. Vous avez raison, c’est récurrent. Ça vient peut-être du fait – je ne peux que l’admettre – que mon entourage, c’est souvent un groupe d’acteurs et d’actrices. C’est l’humanité que je connais le mieux et chez qui est toujours vécue avec intensité cette espèce de déséquilibre entre soi, son ego, tout ce qui fait partie de l’artiste, et l’ouverture aux autres. »
 
 
PIERRE L’HÉRAULT
« J’aime beaucoup cette phrase que vous avez placée sur la 4e de couverture de votre Théâtre : Pour moi, c’est ça le théâtre, c’est vérifier si je suis un être humain. »
 
 
EVELYNE DE LA CHENELIÈRE
« C’est toujours vrai! Je me suis posé la question : Au bout du compte, si on essayait de résumer les choses, qu’est-ce qui est le moins superficiel dans mon envie de faire du théâtre? Je répondrais: Un désir très fort… »
 
 
PIERRE L’HÉRAULT
« … et sans doute aussi la recherche du sens des choses, de la vie? »
 
 
EVELYNE DE LA CHENELIÈRE
« La pièce finit sur ça d’ailleurs. Je trouve qu’il n’y a rien de plus vertigineux que cet élan de conscience qui survient tout à coup et donne une perte de sens à tout ce qu’on fait, à tout ce qu’on bâtit, parfois depuis peu, mais parfois depuis longtemps. Je me dis que si ça m’arrive, ça doit arriver à tout le monde. En tout cas, j’ai rarement vécu de moment aussi inconfortable, vrai, profond, que lorsqu’on ne voit plus le sens, soit qu’on l’a perdu, soit qu’il est juste caché, embrouillé par des considérations dont il faut se débarrasser. C’est la tâche la plus grande. Peut-être que ça correspond à la perte de repères au niveau spirituel, allez-savoir. Pour moi, c’est dur de trouver un sens à nos gestes, à nos paroles… »
 
 
PIERRE L’HÉRAULT
« Et en même temps que ce désir, chez vos personnages, de trouver un sens à leur vie, il y a chez eux une méfiance envers un sens tout fait. »
 
 
EVELYNE DE LA CHENELIÈRE
« Toujours la remise en question! »
 
 
PIERRE L’HÉRAULT
« Et on revient au besoin de vérifier si je suis un être humain. »
 
 
EVELYNE DE LA CHENELIÈRE
« Il y a quelque chose de très léger dans l’expression elle-même. Juste vérifier. Encore une petite fois… Encore… »
 
 
PIERRE L’HÉRAULT
« C’est ce qui vous conduit d’une pièce à l’autre? Et si je vous demandais ce qu’il y a de neuf dans DÉSORDRE PUBLIC, soit au niveau de la forme soit au niveau de la thématique? »
 
 
EVELYNE DE LA CHENELIÈRE
« Je ne peux pas l’imaginer hors du contexte de sa création, hors de la collaboration, au niveau de la conception, avec Jean-Pierre Ronfard. Le PROJET APHRODITE – c’était le titre de la première mouture de la pièce – était conçu comme un jeu de théâtre. À la base de ce jeu il y avait la règle que le texte ne serait répété qu’une fois avant la première et qu’il serait bousculé. Le texte a subi des changements pendant un mois. C’était le jeu prévu. Pendant un mois, Jean-Pierre – qui est mort avant la production – aurait travaillé avec les acteurs et moi je devais venir chaque soir voir la pièce et proposer des changements. Je suis certaine que dans sa structure, dans ce qu’elle est devenue, la pièce porte cette expérience d’écriture. Maintenant, Alice Ronfard la prend comme un tout existant et la monte comme si je l’avais écrite d’un jet. Mais je ne peux pas la sortir du contexte dans lequel elle a été écrite. C’est difficile d’avoir beaucoup de recul, mais je crois que ça a fait que je me suis concentrée au fil du mois de production sur l’écriture toujours de nouveaux terrains de jeu pour les acteurs, des situations claires, précises, qui ne sont pas faciles à intégrer, à incarner du fait – et je le savais – qu’elles seraient montrées le soir même. Alors c’est une pièce d’échanges, de dialogues, de rapports… »
 
 
PIERRE L’HÉRAULT
« Il y a vraiment là une interférence créatrice entre le théâtre joué et l’écriture. »
 
 

EVELYNE DE LA CHENELIÈRE
« Absolument! »