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Top Girls : les enjeux

Top Girls

Plus encore qu’une pièce féministe, TOP GIRLS de Caryl Churchill est une pièce politique qui questionne les effets du néo-libéralisme sur les idéaux modernes. Caryl Churchill, féministe et pacifiste engagée, y montre l’impossibilité, pour certains personnages féminins, de se réaliser pleinement dans le cadre du néo-libéralisme. Elle interroge le prix à payer pour accéder au statut de « top girls ». Elle ose montrer que dans l’Angleterre des années quatre-vingts, la réussite dans le travail était entrain de remplacer toutes les autres formes de projet social. Qu’en est-il pour nous aujourd’hui?
 
Churchill fait appel à notre sensibilité de citoyen et de citoyenne. Elle donne à voir les enjeux complexes et les sacrifices consentis qui tissent la trame de la vie des personnages. Elle offre au public une galerie de portraits de femmes, chacune insérée dans sa société. Le contexte néo-libéral forme la toile de fond des personnages contemporains.
 
Le début de la pièce nous montre des personnages féminins en provenance de temps historiques différents. Ces femmes qui sont venues célébrer avec Marlène sa réussite s’appellent Lady Nijo, Dull Gret, Isabella Bird, La douce Griselda, la papesse Jeanne. Chacune a eu à se définir à l’intérieur des critères moraux de son époque, et à partir des différences imposées par les traditions de sociétés patriarcales, sous le sceau de Dieu, de Bouddha ou du Roi.
 
Au deuxième acte, l’auteure nous ramène à l’époque contemporaine en mettant en scène des femmes d’aujourd’hui qui vivent dans un monde marqué par la disparition des grands récits : les récits religieux, les récits sur l’état nation, et même les récits d’émancipation des femmes et des classes ouvrières. Le néo-libéralisme n’a pas besoin de grands récits, la pensée économique étant devenue la pensée unique à partir de laquelle chacun doit se définir. L’individualisme sera une des conséquences de ce système de pensée qui valorise la liberté de travail, l’initiative privée et la concurrence banalisant les souffrances et les injustices sociales qui en découlent.
 
Pourtant, malgré cet état de fait, de micro-récits communautaires se maintiennent, comme la foi de Joyce en la révolution des classes ouvrières, qui va à l’encontre de sa sœur, Marlène, qui elle, se conforme aux règles individualistes du système économiques. La réussite de Marlène dans son travail est l’idéal supposé lui apporter une justification de son existence. Dans le cadre de l’agence qu’elle dirige (une agence de placement), les candidates à l’emploi apprennent à nier l’existence des différences sexuelles et des différences entrent les générations. Dans le néo-libéralisme, la tendance unisexe tend, elle aussi, à masquer ces différences afin que les hommes et les femmes soient interchangeables pour le marché. Chacun et chacune doivent apprendre à se considérer comme une marchandise conforme aux exigences du marché.
 
Fondamentale pour le féminisme dans son combat contre le déterminisme biologique, la distinction entre sexe et genre a permis à certaines historiennes de faire l’histoire des rapports de sexe. Pour reprendre la formulation existentielle de Simone de Beauvoir, la femme ne naît pas, elle se fait. Mais, ajoutent ces historiennes féministes, elle se fait dans un contexte qu’elle n’a pas choisi.
 
La question du « genre » – c’est-à-dire des différences culturelles, de classes sociales, de valeurs religieuses – est posée dès la première scène par les personnages féminins issus de l’Histoire. À part leur sexe, ces femmes qui font le récit de leur vie n’ont rien en commun. L’identité de chacune est sa différence d’avec les autres. La pièce de Churchill nous invite ainsi à réfléchir sur les effets du contexte social et politique dans la construction de l’identité individuelle. Elle pose, comme presque toute son œuvre, la question du rôle du contexte social dans la réalisation du désir individuel des femmes.
 
Dans le contexte du néo-libéralisme de Margaret Thatcher où se situe l’action de Top Girls, quels sont les choix identitaires qui s’offrent au personnage de la jeune adolescente Angie? Quelles sont ses chances de réaliser son désir de devenir une « top girl » comme sa mère biologique?
 
La pièce TOP GIRLS a été écrite dans les années quatre-vingts mais elle pourrait tout aussi bien l’avoir été dans les années 2000 qui voient l’apogée du néo-libéralisme à l’échelle mondiale.
 
 

TOP GIRLS ET LA « LOONY LEFT »
 
Ce sont dans les années soixante-dix que Margaret Thatcher, profitant de la crise économique et politique, fait de la Grande-Bretagne le pays du néo-libéralisme réel dont la doctrine allait déferler d’abord sur l’Europe puis sur le monde entier. Le néo-libéralisme pose l’existence de lois économiques naturelles selon lesquelles un équilibre s’établit entre production, distribution et consommation (il est donc historiquement opposé au socialisme). C’est une conception minimale du politique qui vise à défendre le concept de la libre-entreprise en limitant l’intervention de l’État comme régulateur de la redistribution des richesses dans sa collectivité.
 
La naissance et l’organisation de la pensée néo-libérale remontent aux années trente. Il faut distinguer le néo-libéralisme du libéralisme du 19e siècle essentiellement politique (qui s’opposait à la concentration des pouvoirs entre peu de mains, historiquement la monarchie) du libéralisme d’aujourd’hui, quasi exclusivement économique, rajeuni par la mondialisation et la disparition d’alternatives économiques et politiques (comme le communisme et le socialisme)
 
Le premier colloque sur le néo-libéralisme a vu le jour à Paris en 1938. Le colloque Walter Lippmann est la première réunion internationale de l’avant-garde intellectuelle du libéralisme économique militant. En présence du principal théoricien du monétarisme, l’américain Milton Friedman, des journalistes, des universitaires et des économistes discutent des stratégies à employer contre le collectivisme et la dérive étatiste des états providences. L’implantation d’un centre international pour la rénovation du libéralisme, entrevue lors de cette réunion, sera reportée après la guerre.
 
En 1947, naît la Société du Mont Pèlerin qui vise à développer une cohérence théorique qui évite les particularismes culturels et économiques qui causent les dérapages idéologiques. Il faut que le monde soit lisse sans différences afin qu’aucun conflit ne vienne gêner l’échange des marchandises. En 1974, Thatcher et celui qui allait devenir le principal architecte du néo-libéralisme, Keith Joseph créent le Centre d’Études Politiques, pour servir le combat intellectuel militant en faveur des idées néo-libérales du parti conservateur.
 
En 1975, Thatcher prend le pouvoir. Elle veut construire un marché sans entrave, avec une monnaie forte et des finances publiques saines. Elle veut réduire l’État, combattre le service public. Dès lors, elle s’emploie à disqualifier l’adversaire qui n’adhère pas à la doctrine de la mondialisation libérale. Cet adversaire sera surnommé la « gauche cinglée » ou « la loony left ».
 
 
Dossier réalisé par Michel Laporte

 

 
Michel Laporte enseigne la théorie du théâtre à l’École Supérieure de Théâtre de l’UQAM. Après avoir dirigé les Études avancées pendant six ans, il a été directeur général de l’École pendant huit ans. Il est conseiller dramaturgique auprès de metteurs en scène, d’auteurs et de compagnies théâtrales depuis vingt ans. Psychanalyste, il a publié et donné des conférences sur la place de l’Inconscient dans les processus de création. Il a été président du conseil d’administration du Théâtre de La Nouvelle Lune. Il est le coauteur d’AUTOBIOGRAPHIE D’ÉLYSE, une trilogie rédigée avec Diane Dubeau et présentée à Espace Libre (1998-2000).