HOWARD BARKER : REPOUSSER LES LIMITES DE LA TOLÉRANCE
« La fonction du théâtre est de rendre au public la responsabilité de l’argumentation morale. »
– Howard Barker
Artiste irréductible, Howard Barker, né en 1946 à Dulwich (Angleterre), est un auteur dramatique majeur, penseur du théâtre d’aujourd’hui, peintre et metteur en scène. Il a écrit cinquante pièces, dont les principales ont été regroupées en cinq volumes 1 en voie de traduction vers le français. Il a publié six recueils de poésie, un livret d’opéra, une pièce pour marionnettes; il écrit aussi pour la télévision, la radio et le cinéma. Son œuvre picturale suscite de vives réactions, à l’instar de son théâtre dont il s’est fait le metteur en scène en fondant en 1987 sa compagnie, The Wrestling School (L’École de lutte), dédiée exclusivement à la production de ses pièces.
Son œuvre, parmi les plus originales du théâtre anglais, transgresse les règles, renouvelle la dramaturgie contemporaine. Barker y fouille l’âme humaine dans ce qu’elle a de terrifiant et de magnifique, ballottée entre rationnel et irrationnel, entre raison et pulsions. L’originalité de son écriture se fonde sur une langue théâtrale à la fois envoûtante, poétique et crue. Dans ses essais sur le théâtre, réunis sous le titre Arguments for a Theatre 2, il développe sa théorie du Théâtre de la Catastrophe, où il s’applique à déstabiliser acteurs et spectateurs. Son art s’inscrit à l’opposé de la tragédie classique où triomphent les valeurs morales, alors qu’il s’agit pour lui de les faire éclater! Comme Brecht le faisait de façon différente, l’iconoclaste Howard Barker interpelle le spectateur, le place dans un inconfort qui le force à la réflexion.
Enfant terrible devenu incontournable
À l’époque où il donne ses premières œuvres pour la scène, au début des années 1970, Barker ne connaît pas le même succès que d’autres auteurs de sa génération. D’abord associé au théâtre politique du Royal Court de Londres, aux côtés d’Edward Bond et David Edgar, il est considéré comme l’enfant terrible du théâtre contemporain anglais. Chacune de ses pièces provoque des débats animés, suscitant l’adulation comme la haine. Si ses œuvres connaissent aujourd’hui de nombreuses productions dans plusieurs pays, elles sont peu portées à la scène en Angleterre où l’auteur est consigné à la marge, « là où arrivent les choses les plus intéressantes », déclare cet « exilé de l’intérieur ». 3
Issu d’une famille « de blanchisseuses, de policiers, de soldats, de barmaids et de conducteurs de tramway », le jeune Howard ne fréquente guère les théâtres. Quand il y mettra les pieds, ce sera pour y découvrir un lieu hostile, narcissique et snob, qui pèche par « sa prétention à dire la vérité, ce que précisément il ne fait pas ». S’inscrivant en faux contre les auteurs qui souhaitent édifier le public avec leurs grandes vérités, Barker, lorsqu’il se met à l’écriture, ne cherche pas à « dire » des choses, mais à inventer un monde. Plus influencé par les poètes – Apollinaire, Rilke, Celan, Attila József – que par les auteurs dramatiques – à l’exception de Shakespeare –, il place l’imagination au cœur de son travail, rejetant toute forme d’utilitarisme en art. Il s’attarde à créer une langue spécifique au théâtre, puisant à diverses sources : ses personnages marient un ton éminemment littéraire au slang de son enfance, appris dans les faubourgs de Londres.
La tragédie de la féminité
Pour Barker, la tragédie est la forme d’art la plus aboutie. Sa dramaturgie singulière jette les bases d’une tragédie moderne exposant la complexité de l’être humain à travers ses combats contre les valeurs morales dominantes de la société. Catastrophiques, ses tragédies le sont car elles surviennent toujours après une cassure sociale, individuelle ou historique : révolution, guerre ou, dans le cas de GERTRUDE [LE CRI], meurtre d’un roi. Les personnages exacerbés doivent alors se réinventer à travers les ruines de la vie.
Sa réécriture sulfureuse d’HAMLET de Shakespeare, en recentrant l’action autour de la Reine Gertrude, s’inscrit dans la démarche d’exploration de « la tragédie de la féminité » entreprise par l’auteur dans ses pièces TABLEAU D’UNE EXÉCUTION, JUDITH, UND ET URSULA. Il y met en scène de nouveaux archétypes féminins, crée des modèles riches, provocateurs, donne un point de vue nouveau sur l’essence tragique de l’être-femme. La Reine Gertrude, par sa sexualité et sa fertilité incontrôlées, fait entrer l’intime dans la sphère publique avec fracas, déclenchant une réflexion plus que troublante sur les rapports entre le sexe et le pouvoir des femmes.
Raymond Bertin
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1 Collected Plays 1 à 5, Calder Publications, Londres, 1990-2001.
2 Manchester University Press, 1989, 1993.
3 Les extraits cités, traduits de l’anglais, proviennent d’une entrevue accordée par Howard Barker à Nick Hobbes, parue dans le programme de Scenes From an Execution, production du Dundee Rep Theatre (avril 2004).