Billetterie

L’autopsie d’un chef-d’oeuvre

Mademoiselle Julie

« L’âme de mes personnages (leur caractère) est un conglomérat de civilisations passées et actuelles, de bouts de livres et de journaux, des morceaux d’hommes, des lambeaux de vêtements du dimanche devenus haillons, tout comme l’âme elle-même est un assemblage de pièces de toute sorte. »
 
– August Strindberg*

 
 
MADEMOISELLE JULIE naît sous la plume d’August Strindberg, en 1888. En août, il adresse le manuscrit à Karl Otto Bonnier, son éditeur attitré, qui le refuse, échaudé par le récent scandale qu’a créé son recueil de nouvelles Mariés (1884) et pour lequel il est accusé de blasphème. Le dramaturge propose donc sa MADEMOISELLE JULIE à un autre éditeur, Josef Seligmann, qui accepte de la publier à condition que l’auteur y apporte des changements et y fasse des coupures; pour lui, l’histoire de Julie est trop violente, trop crue. Strindberg, qui a un urgent besoin d’argent, y consent et s’y contraint, et Seligmann, mettant lui-même la main à la pâte, tente d’atténuer la violence des propos, mais en vain : MADEMOISELLE JULIE est frappée d’interdit en Suède et au Danemark. Malgré la censure, la pièce est créée à Copenhague, le 14 mars 1889, pour une unique représentation privée; Siri von Essen, l’épouse de Strindberg, y interprète Julie. Mais c’est à Paris, en 1893, au Théâtre Libre d’Antoine, que MADEMOISELLE JULIE connaît le succès pressenti par son auteur – « ceci datera », disait-il, conscient d’avoir réussi un chef-d’œuvre.
 

Depuis sa publication, MADEMOISELLE JULIE a fait couler beaucoup d’encre : critiques, exégètes, praticiens et spectateurs ont abondamment analysé cette tragédie naturaliste où l’on assiste non seulement au déclin et à la chute d’une femme mais, à travers elle, à celle de toute une classe. Et c’est l’auteur lui-même qui en a rédigé le commentaire le plus éclairant, en la préface même de MADEMOISELLE JULIE. « Dans cette pièce, y écrit-il, je me suis laissé séduire par un sujet, qu’on peut dire étranger aux luttes partisanes d’aujourd’hui, puisque le problème de la grandeur ou de la décadence, le conflit du haut et du bas, du bon et du mauvais, de l’homme et de la femme est et restera d’un intérêt durable. » La preuve que Strindberg ne parlait pas à travers son chapeau : depuis plus de cent ans, MADEMOISELLE JULIE est sa pièce la plus jouée. Mais au-delà de son thème initial, d’où lui vient son intemporalité? Pourquoi demeure-t-elle encore aujourd’hui « d’une modernité à couper le souffle »?
 
D’abord, Strindberg y met en scène des caractères modernes, c’est-à-dire complexes, hybrides, spontanés, qui ne sont pas esclaves d’une seule passion, et dont il laisse « les cerveaux travailler d’une façon irrégulière, comme ils le font vraiment dans la conversation où un sujet n’est jamais tout à fait épuisé mais où une pensée se voit offrir par une autre le rouage où elle peut s’accrocher. » Ensuite, l’auteur y concentre le drame sur l’affrontement entre deux forces psychiques – un combat de cerveaux –, partant du postulat que les consciences humaines sont inégalement pourvues et que l’être psychiquement le plus fort l’emportera sur son vis-à-vis. Mais ce sont toutefois les multiples mobiles que Strindberg prête à Julie, pour expliquer son triste sort, qui ne cessent de nous interpeller : les instincts profonds de sa mère, l’absence de son père, sa propre nature, l’atmosphère de la Saint-Jean, l’exaltation de la danse, le hasard qui pousse le couple dans la chambre, l’audace de l’homme surexcité, etc. Par leur puissance et leur diversité, ceux-ci constituent l’inépuisable richesse de cette grande tragédie.
 
Si MADEMOISELLE JULIE a été chassée de Stockholm par la censure, c’est elle qui, ironiquement, fera renouer Strindberg avec le succès théâtral dans sa ville natale. En effet, en 1906 – dix-huit ans après son écriture! – l’histoire de la jeune comtesse suédoise y triomphe enfin dans une mise en scène d’August Falck. « Je trouve la joie de vivre dans les luttes fortes et cruelles de la vie, écrivait Strindberg dans sa préface de MADEMOISELLE JULIE, et ma jouissance consiste à en apprendre quelque chose. » Avec sa Julie, Monsieur Strindberg aura été servi!
 
 
Dominick Parenteau-Lebeuf
 

 
Tiré de la préface de MADEMOISELLE JULIE