Billetterie

Une tragédie contemporaine

King

King Gillette est un être humain plus théâtral que tous les rôles du répertoire. Il a traversé le siècle (la première partie en tout cas) et resurgit aujourd’hui sous la plume de Michel Vinaver. L’auteur, qui s’est affirmé comme un des écrivains les plus essentiels de son temps, a (volontairement ou non) retrouvé dans son triple héros les traits caractéristiques du théâtre grec, des origines, de la tragédie.
 
Il n’est nul besoin ici de replonger dans les conceptions aristotéliciennes pour définir ce qui demeure encore aujourd’hui comme le paradigme théâtral le plus parfait, mais sortir les éléments purement tragiques d’une pièce on ne peut plus contemporaine permet aux praticiens du spectacle, auteurs, metteurs en scène, scénographes, éclairagistes et bien entendu comédiens, de retrouver les éléments fondamentaux, les conflits originels qui construisent l’œuvre théâtrale.
 
Il est aisé d’analyser la structure de KING et de la comparer en la rapprochant de toutes les tragédies grecques (sauf les trois plus archaïques) : trois acteurs et un chœur constituent les protagonistes du texte, un lieu mal défini et changeant, des conventions qui autorisent les voyages dans l’espace entre des lieux très éloignés dans un temps, rythmé par le chœur.
 
Rappelons pour l’occasion que le chœur est institué à Athènes non seulement pour situer cet espace/temps, cauchemar des dramaturges, mais aussi et surtout pour exprimer des idées, des préceptes et des injonctions de type moraux, philosophiques, politiques et religieux.
 
Dans KING, nous percevons immédiatement le rapport entre le chœur antique et le chœur contemporain réinstallé par Vinaver. Le chœur propose les prophéties d’une nouvelle société, société nouvelle devrions-nous plutôt dire, inquiétante utopie d’un monde dépersonnalisé.

Le chœur de Gillette constitué des trois faces de King, âgé, mûr et jeune serait plutôt un contre-type du chœur antique, sa ressemblance consiste en son homogénéité, (le chœur par tradition n’est pas contrarié) et par son annonce du futur.
 
Comme à Athènes la tragédie annonce le passage d’une société archaïque à une société moderne, King tel Chronos va étouffer ses enfants, empêche l’héritage, il est le prophète de sa propre personne, nie la dualité et ce, paradoxalement en offrant une « révolution », qui veut« mettre fin à tous les maux de la terre » et surtout au capitalisme.
 
Gillette durant sa vie va « prophétiser», il va faire sonner des propos utopiquement creux, sans réalité tangible, sans âge, sans lieu, sans temps. Sa réflexion reste lettre morte, son produit immortel.
 
Le King du chœur, cet entrelacs mythique, se voudrait pure réflexion, cette forme de pensée va également disparaître dans sa propre stérilité. Il fixe son immortalité, non pas dans son projet philosophique mais dans ce qu’il veut détruire ; le libéralisme sans la réalité tangible de sa lame (jetable) et dans sa propre image sur ses emballages.
 
Le texte de Vinaver montre également que King Gillette sait qu’il va mourir et disparaître. Il connaît la fin du monde. Il la prévoit bien avant 1929, il fera comme ce monde qu’il n’a pas pu (le voulait-il vraiment) transformer, il disparaîtra. La tragédie se termine toujours par la mort.
 
 

Michel Tanner
Dramaturge