Billetterie

La didascalie des démons

Le Roi se meurt

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Question : Qu’est ce que le naturalisme? Réponse : Une doctrine qui vise à reproduire la réalité selon une objectivité parfaite. Soit l’antinomie de ce que vous allez voir ce soir sur cette scène!
 
Bien sûr, le sujet dont il va être question tout à l’heure reste éminemment naturel… Le thème de notre soirée étant, bien entendu, la mort. Réalité incontournable, naturellement objective mais pas assez, toutefois, pour supporter un traitement naturaliste! Pourquoi? Parce qu’il existe des propos qui sont justement beaucoup trop incarnés pour être abordés de front, de but en blanc, froidement… Parce que sous une réalité factuelle se cache parfois une dimension beaucoup plus ambitieuse, à la fois étrange et révélatrice, une sorte d’éminence grise du concret. C’est de ce côté-là, précisément, que René-Daniel Dubois est allé voir. Du côté de l’envers, des entrailles, sur les rives délirantes de l’angoisse et de la mort. C’est là qu’il a amorcé une fascinante réflexion sur l’inévitable.
 
LE ROI SE MEURT mouture René-Daniel Dubois a donc changé d’échiquier et par là même, d’imaginaire. Le metteur en scène nous projette en effet dans un monde mis en perspective plutôt que dans une histoire de faits. Ce n’est plus la mort elle-même qui est illustrée aujourd’hui, mais bien les enjeux de sa venue.
 
Ses postulats, en somme. Ceux qui amènent l’Homme à éventuellement dire oui, j’accepte, j’accepte l’idée de ma propre mort. Résultat? Eh bien! Un fameux contrepoint, la mutation spontanée d’un drame qui verse dans le surnaturel aussi sûrement qu’il sait rester fidèle à l’essence même de cette fascinante tragédie, humaine et dérisoire, créée Ionesco.
 
Ce glissement vers l’abstraction, le fantastique, René-Daniel lui donne le nom de bascule. Soit le moment précis, névralgique où le réel cède tout à coup à la pression d’une puissance surnaturelle, celle de l’idée même de la mort qui émerge comme une conscience aux longs ergots, au pouvoir séculaire et terrifiant. Vous allez voir, cette bascule est tout à fait limpide sur scène.
 
Certains d’entre vous vont d’ailleurs immédiatement renouer avec des figures plutôt familières. René-Daniel Dubois poursuit en effet, avec LE ROI SE MEURT, une réflexion entreprise lors de la présentation des GUERRIERS de Michel Garneau (ESPACE GO, 1997l). Lors de ce spectacle, la terre s’était entrouverte sur un univers similaire, abyssal, peuplé de figures étranges. C’est là, à l’occasion des GUERRIERS, que Dubois avait amorcé son étrange et hallucinant entretien avec les démons. Ceux de la pièce de Garneau étaient des prédateurs. Ceux du ROI SE MEURT semblent être les redoutables symboles du comportement de l’Homme, l’incarnation des tumultes de son intériorité. Ils ont pour visage ses dilemmes, ses peurs, ses espoirs insensés. Ils incarnent les pensées de Bérenger, trahissant tour à tour les étapes de son dernier combat, de sa lutte orgueilleuse et dérisoire à ne pas vouloir céder à la fatalité, à son incapacité terriblement humaine à renoncer à la vie.
 
Cette didascalie des démons de René-Daniel Dubois est également devenue possible, tangible, grâce à la complicité tacite de toute une distribution, d’une équipe, d’un team théâtral qui flirte avec le même instinct de risque, d’exploration des abîmes, de mise à jour de l’inconnu. Soit la création fabuleuse d’une gang de fous qui scelle le destin d’un roi, d’un spectacle, comme on scellerait celui de sa propre histoire. Et puis il a ce roi, jeune, beau, qui atteste que rien n’indique, après tout, que la mort ne soit l’apanage acceptable que des vieux. Par la jeunesse de son roi, René-Daniel Dubois actualise, intemporalise ou renforce l’idée d’une mort démocratique à souhait, aussi inconcevable à 20 ans qu’elle peut l’être à 80, hormis peut-être une plus grande lassitude à lutter, à combattre la proximité de l’échéance. Ne devrait-on pas considérer la perspective de sa mort toute sa vie, à l’instar des conseils de la reine Marguerite? « … Tu étais condamné, il fallait y penser dès les premiers jours, et puis tous les jours. Puis dix minutes, un quart d’heure, une demi-heure. C’est ainsi que l’on s’entraîne. » René-Daniel Dubois considère en parallèle la liste de ses chers disparus, ils ont le plus souvent 25, 35 ou 45 ans, tout au plus. La mort discrimine rarement le nombre des années, elle tue le plus souvent à l’aveugle, elle est sans état d’âme.
 
Condition humaine ou logique monstrueuse d’une mort qui tue des millions de personnes, mais qui les tue une à une, LE ROI SE MEURT vu par René-Daniel Dubois poursuit l’idéologie Ionesquienne, partage le thème d’une considération préventive. Nous allons tous mourir un jour ou l’autre, seules les circonstances de cette mort nous sont encore inconnues. Soit la tragédie dérisoire de l’Homme, notre enfer éternel mais peut-être bien, aussi, notre plus magnifique Rédemption… Cette mort annoncée depuis le jour de notre naissance n’est-elle pas, au fond, le plus vif hymne à la vie jamais invoqué?
 
 
Virginie Krysztofiak