Billetterie

Eugène Ionesco

Le Roi se meurt

Eugène Ionesco naît à Slatina (petite bourgade située à 150 km de Bucarest), en Roumanie, le 26 novembre 1909, ou encore 1912, selon les sources consultées. Simple erreur de registre ou brin de coquetterie? Emmanuel Jacquart (biographe), choisit la coquetterie. Ionesco lui aurait en effet confié s’être rajeuni de trois ans après avoir lu une déclaration du critique théâtral Jacques Lemarchand (Figaro Littéraire). Ce dernier, à l’aube des années 50, saluait en effet l’avènement d’une toute nouvelle génération de jeunes auteurs; il nommait notamment Ionesco et Beckett…
 
De père roumain et de mère française, Ionesco vit le plus clair de son enfance en France, à Paris, où son père poursuit des études de droit. En 1916, la Roumanie entre en guerre. Son père est rappelé à Bucarest. Il laissera femme et enfants sans nouvelle jusque dans les années vingt où il demande finalement le divorce et le rapatriement à Bucarest, en mai 1922, de Ionesco et de sa sœur. À tout juste 14 ans, l’auteur y apprend le roumain comme on apprend une langue seconde. Une langue qui lui est, malgré ses origines, totalement étrangère. En 1930, Ionesco débute sa carrière littéraire, collabore à de nombreuses revues roumaines et vit des cours de français qu’il dispense dans un lycée de la capitale. En 1938, il obtient une bourse du gouvernement français pour écrire une thèse sur le thème du péché et de la mort, depuis Baudelaire, dans la poésie française. Deux ans plus tard, il est de retour à Paris. Un retour cette fois définitif.
 
À la fin des années quarante, Nicolas Bataille (metteur en scène français) découvre son théâtre, par un heureux concours de circonstances.
 
Travaillant à la mise en scène d’un projet au Théâtre de Poche de Montparnasse, une assistante (roumaine) lui confie le texte « injouable » et pourtant « irrésistible » de l’un de ses compatriotes. Bataille lit alors LA CANTATRICE CHAUVE (1948-1949), qu’il monte aussitôt au Théâtre des Noctambules (en 1950). La pièce reçoit à l’époque un accueil mitigé de la part d’un public déconcerté par cet étonnant théâtre de l’absurde et de la dérision. Le critique dramatique Jacques Lemarchand (Figaro Littéraire) y voit, par contre, l’incontestable révélation d’une nouvelle expression théâtrale. Cette « antipièce » qu’est LA CANTATRICE, ce vertige de mots dont Ionesco se plaît à perturber l’ordre et la logique – au cours d’une soirée, deux couples échangent inlassablement truismes et clichés – montre pour la première fois le décalage, aussi tragique qu’absurde, qui existe entre le discours et la réalité concrète qu’il décrit. En 1957, LA CANTATRICE CHAUVE sera reprise au Théâtre de la Huchette, à Paris. Elle y fait salle comble depuis aujourd’hui… 42 ans.
 
Années 50 encore, Ionesco fréquente Breton, Buñuel, Adamov, Mircea Eliade, joue le rôle de Stepan Trofimovitch dans LES POSSÉDÉS (1950) de Dostoïevski, selon une mise en scène de Nicolas Bataille. Par goût de la dérision, de l’aventure et du nihilisme, l’auteur adhère également au Collège de Pataphysique, à l’instar des Boris Vian, Raymond Queneau, Jacques Prévert, Marcel Duchamp, Michel Leiris. La plupart de ses œuvres seront d’ailleurs publiées dans les fameux Cahiers du Collège de Pataphysique.
 
C’est également l’époque de LA LEÇON (1950), puis des CHAISES (1952). Cette dernière, considérée comme un chef-d’œuvre de la dramaturgie contemporaine, ajoute au thème récurrent de l’impossible maîtrise du langage, questionne aussi celui de la prolifération de la matière (envahissement de la scène par des chaises qui neutralisent littéralement les personnages). En 1956, avec L’IMPROMPTU DE L’ALMA, l’auteur milite pour un théâtre de « résistance », notamment vis à vis de la « pression brechtienne » qui sévit dans le milieu théâtral de l’époque. Par opposition à ces pièces (épiques et réalistes), Ionesco bataille pour les vertus d’un théâtre « du mythe ». Il écrit alors RHINOCÉROS (1958) et LE ROI SE MEURT (1962), RHINOCÉROS évoquant (par la prolifération des pachydermes et la transformation progressive des hommes en rhinocéros), l’abdication toujours possible de l’être humain et, du même coup, la dénonciation allégorique d’un univers totalitaire; l’agonie du ROI SE MEURT montrant quant à elle, un homme (ou une humanité) ramené à sa condition fondamentale, à son angoisse face à la mort.
 
Avec au front cet incroyable théâtre de la dérision et de la parodie, Ionesco ne cessera d’aller à contre-courant du langage théâtral traditionnel qu’il se plaît d’ailleurs à démonter aussi souvent qu’il le peut. Selon lui, le langage échoue à remplir sa fonction de communication. Il est davantage une source d’aliénation pour l’homme, au même titre que l’idée de « l’ordre social ». Pour Ionesco, le réel (trop souvent prisonnier du factice de nos conventions) doit sans cesse s’enrichir de l’absurde, du fantastique mais aussi et surtout, de la libre expression, celle magnifiquement subjective qui emprunte la bouche de chaque individu.
 
À l’instar des Charlie Chaplin et autres Marx Brothers, sous d’autres perspectives que celles émises par Beckett ou même Pinget, Ionesco signera un théâtre renouvelé, sans cesse repoussé aux frontières du langage et de l’admissible. Dramaturge remarquable, essayiste à ses heures (Notes et contre-notes, 1963), il sera également l’auteur de nouvelles, romans (Le Solitaire, 1973), et autres écrits intimes (Journal en miettes, 1967). Lauréat de nombreux prix et décorations internationales, fervent défenseur de la condition humaine et des Droits de l’Homme, Ionesco se voit admis (suprême coquetterie!), en 1970, au sein même des monarques de la culture française alors qu’il fait son entrée à l’Académie Française…
 
Eugène Ionesco nous laisse aujourd’hui en héritage une œuvre aussi insensée que marquante, totalement folle, qui ne cesse de révéler la portée d’un génie théâtral incongru, hors normes, qui habitait ce petit homme à la bille de clown, au visage de cirque. Un homme qui aura finalement su ouvrir les portes de sa propre éternité en investissant, jour après jour, la plupart des scènes de ce monde.
 
Eugène Ionesco s’est éteint le 28 mars 1994, à Paris.
 
 
– Virginie Krysztofiak