Billetterie

L’origine des Combustibles

Les Combustibles

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À l’origine du roman Les Combustibles, il y a une phrase qu’Amélie Nothomb a lue dans le Soir, le grand quotidien bruxellois; un homme, de retour de Sarajevo, avait déclaré : « Là-bas, les gens ont si froid qu’ils brûlent leurs livres. » L’Autrichien Thomas Bernhard avait voulu nous convaincre que les chefs-d’œuvre de la littérature étaient incapables de réchauffer l’âme. Ne sont-ils vraiment bons qu’à faire office de bois de chauffage? Amélie Nothomb a voulu soumettre la question à une épreuve, la seule,
la vraie : celle du feu.
 

C’est à l’automne 1994 que l’éditeur Albin Michel a fait paraître Les Combustibles, présenté comme « roman » ou comme « dialogue ». Mais c’est bien de théâtre dont il s’agit : le tout se présente comme un texte théâtral et les personnages y disparaissent « dans les coulisses ». Après Hygiène de l’assassin (1992) et Le sabotage amoureux (1993), c’était là le troisième ouvrage d’Amélie Nothomb. Et dans Les Combustibles, l’auteure y poursuit des interrogations engagées dans ses précédents ouvrages. Dans Hygiène de l’assassin, le monstrueux Prétextat Tach (quatre-vingt-trois ans, obèse, imberbe, odieux et prix Nobel de littérature) ne cesse d’affirmer qu’en fait, personne ne lit les livres et que les rares lecteurs-tous payés : journalistes, universitaires – ne savent pas lire… Et dans Les Combustibles, la jeune Marina, qui ne veut pas connaître l’âge adulte avec ses compromis et ses passages obligés, vient en droite ligne de la narratrice du SABOTAGE AMOUREUX, une enfant de sept ans, vague cousine des héroïnes ducharmiennes, qui refuse de se projeter au-delà de l’enfance et pour qui l’amour touche à ce que l’absolu a de plus intransigeant.
 
L’argument des Combustibles est simple : c’est la guerre, la sale guerre d’aujourd’hui avec sa guérilla urbaine, ses imprévisibles pilonnages et ses snipers toujours aux aguets. Et c’est l’hiver. Dans son appartement que domine une immense bibliothèque, le Professeur a recueilli son assistant, Daniel, et l’amante de ce dernier, une jeune étudiante nommée Marina. Ils crèvent de froid et, pour se chauffer, il ne reste plus que les livres à brûler. Alors, lesquels choisir?
 
Le romancier américain Jérôme D. Salinger a dédicacé ainsi son roman Dressez haut la poutre maîtresse, Charpentiers : « S’il reste encore dans le monde un lecteur amateur – ou qui que ce soit qui lise et se sauve sans demander son reste – je lui demande, à lui ou à elle, avec une indicible affection, de partager avec ma femme et mes enfants le quart de la dédicace de ce livre. » Le Professeur est un lecteur professionnel, Daniel, son assistant, aussi, et Marina se prépare à le devenir. La guerre les transforme en amateurs forcés. Fini les « vérités de luxe » comme le dit Marina. Le professeur s’accroche à un roman sentimental au sujet duquel il a passé sa carrière à dire du mal devant ses étudiants. Daniel, idéaliste, s’accroche aux idées que le Professeur lui a inculquées sur la littérature mais n’arrive pas à y trouver les enseignements dont il a tant besoin pour comprendre le chaos qu’est devenue la vie. Quant à Marina, elle a froid. Tout lui est bon pour se réchauffer : les livres jetés dans le poêle comme les corps humains. Mais, c’est à travers son destin que se dessine le sens de l’œuvre. Elle sait que le meilleur usage des livres, c’est de les brûler afin de pouvoir survivre au froid qui la tue. Mais elle sait aussi qu’une fois les livres brûlés, sa vie n’aurait plus de sens. « La vie, disait Jean Rostand, est une forme de combustion… »
 
La pièce LES COMBUSTIBLES s’ouvre sur la question des livres à brûler et se ferme sur la question des humains une fois leurs livres partis en fumée. Entre ces deux interrogations, Amélie Nothomb rejoint dans cette pièce les dramaturges de notre siècle qui, pour saisir le tragique lié à la condition humaine, ont travaillé à dépouiller l’humain de tout, sauf d’une chose essentielle; pour Samuel Beckett, c’était le corps souffrant; pour Arthur Miller, c’était le nom, signe à préserver de la dignité de l’individu. Amélie Nothomb, en particulier à travers le personnage de Marina, a choisi de travailler sur ce point où s’articule le corps qui souffre et la dignité. Car la dignité est ce qui a pris la place de l’honneur lorsque Dieu a déserté le monde.
 
 
Paul Lefebvre
Dramaturge