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Entretien avec Diane Pavlovic

Le Triomphe de l'amour

Comment était la France au XVIIIe siècle?
 
C’était une société jeune. Trente-six pour cent de la population avait moins de 20 ans, et seulement le quart de la population avait plus de 40 ans. Il y avait beaucoup d’idées neuves en circulation à ce moment-là.
 
À la mort de Louis-XIV, en 1715, il y a eu une période de Régence pendant laquelle le futur roi était trop jeune pour régner. Pendant huit années, les mœurs ont été beaucoup plus libres. La cour a déménagé de Versailles à Paris et s’est dispersée. Versailles était un monde en soi. Les nobles ne quittaient jamais Versailles, alors qu’à Paris ils rentraient chez eux le soir et sortaient ailleurs… De 1715 à 1723, date de la majorité de Louis XV, il y a donc eu une espèce de dissolution de la cour. L’ancien roi était tellement rigide et tenait tout le monde tellement sous sa coupe qu’à sa mort, il y a eu un grand mouvement de défoulement.
 
C’est aussi une époque où on se passionnait pour les mathématiques, pour la science. On découvrait des choses et on remettait en question le monde, forcément.
 
 
 
En quoi Marivaux était-il un homme de son époque?
 
Marivaux était un homme de son époque en ceci qu’il était d’esprit très ouvert. C’était un observateur curieux de tout ce qui se passait. Paris était alors en ébullition. Les salons étaient très à la mode, et Marivaux les fréquentait beaucoup. Il s’est d’ailleurs toujours défini non pas comme un écrivain mais comme « un homme du monde qui écrit », ce qui est assez différent comme point de vue.
 
Il est de son époque aussi à cause de son intérêt pour la différence entre l’être et le paraître. C’est une question qui avait été soulevée au XVIIe siècle, sur le plan théâtral, et qui, dans la vie des salons, était encore brulante d’actualité. Il faut dire que Marivaux était fasciné par les masques que les gens portent en société – volontairement ou involontairement, d’ailleurs – par les jeux, les rôles qu’on joue, les airs que l’on se donne dès qu’on est en présence des autres, et la différence entre ce masque et la vérité profonde des êtres.
 
C’est une question éternelle de la nature humaine, mais à cause de tout le jeu du paraître de la nouvelle bourgeoisie, qui essayait de créer une nouvelle aristocratie, l’entreprise de séduction était primordiale en société : il fallait apprendre à briller. C’est l’époque des joutes oratoires, des débats d’idées. Si on voulait être accepté dans le monde, il fallait apprendre à jouer le jeu. La noblesse, qui savait très bien qu’elle avait perdu tous ses pouvoirs, n’en continuait pas moins à mener grand train, alors que tout était en train de se défaire autour d’elle. C’est ce qui fascinait beaucoup Marivaux.
 
Ses pièces étaient peut-être davantage destinées à un public bourgeois que ne l’étaient celles de Molière, de Racine ou de Corneille, qui s’adressaient, elles, à la cour. Quand Molière écrivait, c’était quand même pour un public restreint, au début, même s’il a été très largement diffusé par la suite, tandis que Marivaux écrivait, lui, pour la bourgeoisie, pour un public qui s’intéressait au théâtre, qui commençait à sortir. Il existait une véritable vie culturelle. Le statut d’écrivain, d’auteur de théâtre, commençait à avoir un poids qu’il n’avait pas avant.
 
 
 
Qui allait au théâtre à l’époque? Y avait-il un rituel du théâtre?
 
Le théâtre était un rituel social, comme les salons. C’était l’époque des grands théâtres avec les balcons et les loges; les gens y allaient autant pour voir que pour être vus. À l’entracte, beaucoup de gens se déplaçaient, des choses se passaient derrière les rideaux… C’était une époque de libertinage, aussi, et le théâtre était un lieu privilégié pour ça. Une nouvelle couche de la population s’intéressait au théâtre, autant pour le théâtre lui-même que pour tout ce jeu du paraître.
 
C’est un rite auquel se livrait beaucoup le nouveau public, qui était féru d’intellectualisme. Tout le monde allait voir la pièce parce qu’elle ferait l’objet des discussions dans les prochains salons, où on s’empresserait d’émettre un avis. Le public était sans merci. Certaines pièces se sont fait huer et siffler à leur création, d’autres n’ont même pas pu finir la première fois qu’elles ont été présentées. Les gens prenaient parti très passionnément. Ils écrivaient des billets, se répondaient par des lettres dans les journaux : un grand art de la polémique était à l’œuvre.
 
 
 
Quels sont les ingrédients du théâtre de Marivaux?
 
Il y a le jeu des masques, il y a l’amour, qui est fondamental. Toute cette œuvre ne parle que d’amour. Beaucoup de personnes ont dit de Marivaux que c’était toujours la même pièce qu’il écrivait, toujours la même structure : deux êtres qui se rencontrent, qui tombent en amour, mais qui se le disent juste à la fin! Il a dit, lui, qu’il avait, au contraire, exploré toutes les « niches » du cœur, tous les aspects possibles de l’émoi amoureux. En cela aussi il est très fidèle à son époque : l’amour préoccupait beaucoup la France, et les rituels amoureux y étaient très théâtralisés.
 
Sur le plan formel, le théâtre de Marivaux est un mélange neuf. Dans la dramaturgie française, on n’avait pas encore vu ce genre d’écriture, à la fois assez intellectuelle, par moments, et assez bouffonne, à d’autres. Marivaux s’est beaucoup inspiré de la commedia dell’arte; il a beaucoup écrit pour les Italiens, donc il y a une nette présence de la farce dans son œuvre.
 
Le débat sur les classes sociales était à l’ordre du jour. L’égalité des classes sociales est à l’œuvre dans les textes de Marivaux plus qu’elle n’est commentée. Souvent, dans ses pièces, il y a deux maîtres qui sont amoureux et deux valets qui le sont aussi : c’est parfaitement symétrique. Chez les maîtres, c’est dans un style plus « noble »; chez les valets, c’est un style plus bouffon – à cause des conventions théâtrales du temps – mais il reste que fondamentalement, il s’agit du même sentiment. Au-delà de la classe sociale, maîtres et valets sont égaux, authentiquement égaux, en ce qui a trait à la relation amoureuse. Ça aussi c’était nouveau.
 
Le théâtre de Marivaux n’est pas réaliste. LE PRINCE TRAVESTI se passe en Espagne, mais c’est une Espagne d’opéra, de carton… Il y a toujours une ambiance féerique, un peu irréelle et très conventionnelle. Avec deux ou trois éléments, Marivaux met en place un décor qui ne répond à aucune réalité. C’est complètement artificiel. D ne se soucie absolument pas d’exactitude historique. Au contraire, lui, ce qui l’intéresse, c’est de creuser l’âme humaine, de fouiller les passions du cœur.
 
Ses personnages n’ont pas de passé. Ils ne commencent à exister que quand la pièce commence, ils existent dans le temps de la pièce. Ils naissent à l’amour en même temps qu’ils naissent au monde. Ils vont apprendre à manœuvrer, à jouer et… à danser, en fait. C’est beaucoup d’une danse dont il est question, d’une figure d’arabesque : des personnages qui se rapprochent, qui s’éloignent, qui tournent les uns autour des autres. Un peu comme le menuet. Rapprochement, frôlement, éloignement… C’est très caractéristique des rapports amoureux chez Marivaux.
 
 
 
Qu’entend-on par marivaudage?
 
On a forgé le mot marivaudage sur une compréhension un peu erronée des pièces de Marivaux. Le marivaudage, aujourd’hui, ça désigne le jeu amoureux, mais sur un mode assez léger, beaucoup plus léger que ne l’est l’œuvre elle-même. Le théâtre de Marivaux est basé presque uniquement sur le langage. Les personnages n’ont d’autre réalité que les mots qu’ils prononcent. C’est leur arme, leur moyen d’attaque, de défense. Les répliques s’enchaînent très rapidement. Les personnages essaient de parler pour se masquer tout en se révélant et ils se trahissent aussi par le langage, forcément. Marivaux jouait beaucoup avec la langue de son temps. Il mettait côte à côte des mots qui, avant lui, n’avaient jamais été mis ensemble. C’est lui le premier qui a utilisé l’expression « tomber amoureux ». Ce sont deux mots qu’on n’aurait pas normalement mis à côté l’un de l’autre, et lui il l’a fait. Ça étonnait beaucoup ses contemporains. Les pièces de Marivaux ont souvent été vues comme des exercices de discussion un peu frivoles, alors que quand on les lit plus en profondeur, on se rend compte de toute la cruauté, de toute la rivalité, de toute la douleur qu’il y a là-dedans.
 
 
 
Qu’est-ce qui nous a amenés à changer notre lecture des pièces de Marivaux?
 
Marivaux est très joué en France depuis trente ans. Avec le règne des metteurs en scène, qui se sont mis à développer leur signature et à faire des relectures des classiques, Marivaux a été un auteur de prédilection, justement parce que ses textes sont très ouverts et laissent une grande place à l’interprétation, au jeu. Marivaux explore des rapports individuels; il se préoccupe de l’individu perdu dans son monde. Aujourd’hui, on est aussi dans un monde en mutation, et on est obsédé par le privé.
 
Marivaux prétend que derrière le visage qu’on porte il y a un monde mystérieux, que lui essaie d’analyser. C’est probablement la raison pour laquelle on a un tel intérêt pour lui. C’est de l’inconscient dont il parle, et personne ne l’avait fait avant lui. Il affirme en quelque sorte l’existence de l’inconscient, et se livre vraiment à une exploration psychanalytique de ses personnages.
 
 
 
Marivaux a beaucoup écrit pour le théâtre italien. Qu’est-ce qui caractérisait les Italiens, par opposition aux Français?
 
Les Italiens, c’était une autre tradition : un jeu plus physique, plus charnel, plus improvisé aussi. La commedia dell’arte était basée sur des canevas, et les acteurs improvisaient là-dessus. Le jeu était beaucoup plus délié que le jeu français, qui tablait, lui, sur une écriture clairement établie au départ. La commedia dell’arte, c’est aussi un théâtre basé sur la convention, sur des types : il y a les amoureux, il y a Arlequin, Pantalon; ce sont des masques à travers lesquels on peut projeter n’importe quelle vision de l’humanité, parce que ce sont des caractères qui n’ont pas, en soi de personnalité précise. Ça convenait parfaitement à Marivaux, ces êtres qui étaient de pures conventions, des abstractions, et qui permettaient au spectateur d’y projeter ce qu’il voulait.
 
Le jeu des Italiens, très physique, a influencé Marivaux à un autre égard. Comme les acteurs italiens ne parlaient pas bien le français, ça a imposé à Marivaux un style : il répétait systématiquement dans la réplique suivante un mot de la réplique précédente pour que les acteurs puissent identifier, dans la réplique de l’autre, le mot qui leur servait de point de départ. Comme l’interprète féminine de Silvia, de l’amoureuse, parlait mieux le français, son texte à elle est toujours plus développé. Et comme les personnages de femmes, d’amoureuses, n’étaient pas masqués, contrairement à Arlequin, Pantalon, etc., leur texte aussi était développé parce que le masque ne les empêchait pas de parler. Ce sont des choses concrètes qu’on ne remarque pas aujourd’hui quand on lit un Marivaux, mais qui ont beaucoup influencé sa façon d’écrire, parce qu’il écrivait directement pour la troupe. Il a écrit une très grande partie de son œuvre pour cette troupe-là.
 
Comme ils étaient plus facétieux, les Italiens représentaient un peu l’avant-garde, à cette époque, pour Marivaux. Le contenu subversif de ses pièces passait mieux sous des airs de farce que s’il était allé vers des troupes françaises qui auraient joué ça très sérieusement. Les Italiens avaient une façon désinvolte d’être irrévérencieux qui lui convenait à merveille. Il s’est tourné vers eux comme un jeune auteur aujourd’hui se tournerait vers une troupe d’avant-garde. Les Italiens, c’était la modernité par rapport à la tradition de l’Hôtel de Bourgogne, des acteurs français, de la Comédie-Française; c’était ce qui bougeait, c’était dynamique.
 

 
Diane Pavlovic était conseillère dramaturgique pour la production du PRINCE TRAVESTI, de Marivaux, présentée au TNM, en 1992, dans une mise en scène de Claude Poissant. Elle est coauteur de Marivaudages, d’après l’œuvre de Marivaux, et agissait comme conseillère dramaturgique pour la production de cette pièce présentée par le Théâtre de l’Opsis, en 1994, dans une mise en scène de Luce Pelletier. Diane Pavlovic était, à l’époque, responsable de la dramaturgie au Centre des auteurs dramatiques.