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Petite histoire d’une grande querelle

Voltaire Rousseau

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Rousseau et Voltaire, aussi étonnant que cela puisse paraître ne se sont sans doute jamais rencontrés. L’un ou l’autre en aurait certainement parlé. Et Voltaire était un Français exilé à Genève. Rousseau, un Genevois banni de son pays : difficile pour eux dans ces conditions de se trouver face à face!
 
Voltaire est né en 1694, Rousseau en 1712 et avait 16 ans de moins. Il y avait aussi entre eux une distance dans le temps et Voltaire était déjà une star internationale quand Rousseau n’avait pas encore commencé à écrire. Rousseau n’a d’ailleurs jamais caché son admiration, non pour l’homme Voltaire mais pour son œuvre, et toute sa vie il souffrira de ce que l’autre ne le considère pas comme un interlocuteur sérieux. « Je vous hais… en homme-digne de vous aimer si vous l’aviez voulu! »
 
Ce décalage dans leurs carrières respectives explique peut-être que Voltaire regarde toujours vers le classicisme et le siècle de Racine tandis que Rousseau est plus porté vers le dix-neuvième siècle à venir, la Révolution, le Romantisme.
 
La première fois que le jeune Jean-Jacques eut affaire avec Monsieur de Voltaire, ce fut en 1745. Le Roi avait souhaité qu’un opéra de Rameau sur un livret de Voltaire, La Princesse de Navarre – qui n’avait connu qu’un médiocre succès – lui soit à nouveau représenté après quelques remaniements. Les deux auteurs s’étant poliment déchargés de la besogne, on la confia à un débutant plein d’avenir, Jean­Jacques Rousseau, qui était à la fois musicien et écrivain. Rousseau écrivit donc à Voltaire une lettre fort déférente, lui demandant la permission d’apporter des changements à son texte. Celui-ci répondit assez légèrement qu’il pouvait bien en faire ce qu’il voulait. Rousseau s’exécuta, il coupa, réécrivit, l’opéra changea de nom pour s’appeler Les fêtes de Ramire et notre Jean-Jacques fut bien blessé que ni Voltaire, ni Rameau, ne prirent la peine de savoir ce qu’il advint de cette représentation.
Cinq années s’écoulèrent. En 1750, Voltaire fût publiquement diffamé par un certain Rousseau (Pierre). Jean-Jacques Rousseau prit aussitôt sa plume pour assurer à Voltaire qu’il ne s’agissait que d’une homonymie regrettable et que lui­même (Jean-Jacques) n’était pour rien dans cette attaque, ajoutant que d’ailleurs il n’ambitionnait en aucun cas de devenir homme de lettres. Voltaire répondit avec humour qu’il n’en doutait pas. Fin de l’anecdote.
 
La carrière de Rousseau prend son essor. En juil­let 1750, il reçoit le prix de l’Académie de Dijon pour son Discours sur les lettres et les arts, qui sera suivi du Discours sur les origines de l’inégalité (1755). Rousseau suivant l’usage fait parvenir des copies à Voltaire, et, surprise, le 30 août 1755, celui-ci lui envoie une lettre de remerciements qu’il fera publier. Voltaire avait des comptes à régler avec d’autres personnes et profite de l’occasion pour attaquer ses ennemis en prenant peu de peine à réfuter les théories de Rousseau qu’il juge assez farfelues. Rousseau, lui mettra beaucoup de soin à sa réponse, expliquant à quelqu’un qui apparemment ne l’a pas comprise, spécifiant que pour lui ce ne sont pas les Sciences et les Arts qui ont pro­duit les Vices, mais que bien au contraire ce sont les Vices qui sont à l’origine des Sciences et des Arts?, prenant ainsi Voltaire en flagrant délit de lecture superficielle. Ce qui n’eut pas dû plaire. Mais pour l’instant, il n’est toujours pas question de querelle. Les choses se gâtèrent en 1756.
 
À la suite du tremblement de terre de Lisbonne qui fit des milliers de victimes, Voltaire écrivit un poème qui mettait en cause l’existence de Dieu ou du moins la notion de bonté divine. Rousseau choqué envoya à Voltaire sa fameuse Lettre sur la Providence où il lui reproche son athéisme.
 
Voltaire ne répondit pas. À ceux qui en firent la remarque à Rousseau celui-ci déclara: « Mais si, il m’a répondu en écrivant Candide! »
 
En réalité Voltaire n’avait jamais qu’indifférence polie, voire un certain mépris pour ce jeune provocateur ambitieux qui « écrit des inepties dans le seul but de se faire un nom par une réputation d’original! » Comment Voltaire pouvait-il réagir autrement à des affirmations telles que « la philosophie doit disparaître… parce que tout homme qui réfléchit n’est qu’un animal dépravé »? Les choses en seraient restées là si d’Alembert, dans son article Genève de l’Encyclopédie, ne s’était étonné que le théâtre fût toujours interdit dans cette ville. Rousseau fit alors paraître sa Lettre à d’Alembert sur les Spectacles (1758), justifiant cette interdiction en insistant sur les effets pervers du théâtre sur les bonnes mœurs, et surtout faisant le procès de la culture en général, affirmant que c’est cette culture faussée qui mène l’homme à sa ruine.
 
Là, Voltaire saute en l’air. Il habite Genève et attaquer le théâtre c’est l’attaquer lui-même. Attaquer la culture relève de la stupidité puisque, selon lui, bien au contraire, c’est l’ignorance qui est la source du fanatisme et de l’intolérance. C’est à partir de ce moment que Voltaire dans sa correspondance commencera à traiter Jean-Jacques de fou, d’âne bâté avec tout un florilège assez étonnant.
 
Ce qui mettait Voltaire particulièrement en rage, c’était la protection que Rousseau obtenait de certains Grands de ce monde comme Madame d’Épinay, Madame de Luxembourg, et le fait que cet hurluberlu puisse jouir de quelque considération. Mais quand Rousseau perdit cette considération après les publications de L’Émile et du Contrat Social, et qu’il dut s’enfuir de France se réfugiant en Suisse, les choses ne s’arrangèrent pas, bien au contraire. À des divergences philosophiques venait s’ajouter tout à coup une sérieuse brouille politique. Voltaire venait de la bourgeoisie : pour lui le meilleur gouvernement est celui d’un monarque éclairé, ou mieux encore celui d’une élite dont il fait partie. Pour Rousseau, né pauvre, l’idéal c’est l’égalité absolue parce que « les fruits sont à tout le monde et la terre n’est à personne »!
 
Alors là, Voltaire devient complètement hystérique, traitant Rousseau de « bâtard du chien de Diogène », de « gueux qui veut dévaliser les hommes du bien du fruit de leurs efforts », etc. Maintenant Voltaire devient un « anti-Jean­Jacques », n’ayant de cesse de nuire à ce traître « qui a changé de camp »!
 
À tel point que Rousseau, alerté, enverra à Voltaire sa célèbre lettre « Monsieur je vous hais »… datée du 17 juin 1760.
Rousseau voyait en Voltaire son plus grand persécuteur et la main du « grand homme » derrière toutes les manœuvres contre lui. Se trompait-il? Voltaire était de plus en plus exaspéré par « ce polisson de Jean-Jacques » qui voulait faire révolution à Genève et soulever la populace contre ses gouvernants.
 
D’autant que Rousseau dans sa retraite continuait à écrire et notamment ses Lettres de la montagne (1764) dans lesquelles il dénonçait Voltaire comme le véritable auteur du Sermon des cinquante, un pamphlet anonyme et burlesque contre la religion. Le geste de Jean-Jacques n’est pas sans danger pour Voltaire car dans cette époque on ne badinait pas avec l’athéisme, surtout si l’on se réfère au sort du Chevalier de la Barre et de ce pauvre Calas! Or Voltaire était effectivement l’auteur du pamphlet. Il crie à la délation, fait publier une circulaire qu’il fera distribuer à tous ses amis dans laquelle il insulte Rousseau, le traitant de « fou méchant », « qui cache l’âme d’un scélérat sous le manteau de Diogène »… Et Voltaire, en colère, commet alors un nouveau pamphlet anonyme : Sentiment des citoyens! (décembre 1764).
 
Cette brochure en huit pages, qui apprend au monde que le moralisateur Jean-Jacques Rousseau a abandonné ses cinq enfants à l’assistance publique, Voltaire toute sa vie niera en avoir été l’auteur. Il y mit même tant de dénégation, tant d’art à brouiller les pistes que le doute, malgré l’évidence, subsistera jusqu’à sa mort. C’est alors que le propre secrétaire de Voltaire, Wagnière, en 1790, déclarera devant notaire : « Je sousignée, déclare que feu Monsieur de Voltaire, justement irrité des injures que lui avait dites M. Rousseau dans ses Lettres de la Montagne, et par d’autres outrages, s’en vengea par la petite brochure intitulé Sentiments des citoyens! Fait à Ferney-Voltaire, le 3 janvier de 1790 ». Depuis lors et sans discussion possible Sentiments des citoyens fait partie des œuvres complètes de Voltaire et figure dans toutes les éditions.
 
 
Jean-François Prévand
Dramaturge