Après la perte tragique de sa femme, tout bascule dans la vie de Clermont et de Pascale, sa fille. Une fois exilés à la campagne, ils vont unir leurs efforts à retaper une ferme. L’homme, muet de douleur, se dépense sans compter. On le surnomme « Caillou » parce qu’il ne répond pas plus qu’une roche.
Dans un coin perdu du Québec, de vieux adolescents, vivant de manière plus ou moins précaire, se défoncent. Des têtes brûlées à la recherche de l’insolite. Toujours prêts aux sarcasmes, aux tours pendables, aux petits délits où la parole donnée a valeur de serment solennel.
Or, ce « guerrier fatigué » au regard de loup se laisse peu à peu apprivoiser, en s’ouvrant corps et âme à l’intrépide Shirley. L’Amazone qui ultimement assurera la perte de l’élu…
Quand le spectacle commence, le drame a eu lieu. Nous sommes dans une chambre de motel dans un coin perdu du Québec. Clermont revit les événements qui ont marqué les sept dernières années de sa vie. Cendres de cailloux est une œuvre construite comme un récit à quatre voix.
« On est ordinaires », croit pouvoir nous dire Shirley d’elle-même et de ses compagnons de tous les dérèglements, Coco, Flagos, Grenouille et Dédé. Ces jeunes adultes sont sans doute parvenus à donner l’impression aux autres de s’être résignés au climat social anomique de leur petite ville de province. Mais, dans ce monde qui les condamne à la médiocrité et, sauf pour Shirley, au travail intermittent, dans ce monde d’ennui qui les a privés de dignité et que Coco abreuve en retour de rejets vengeurs et de haine ricanante, aucun d’eux ne veut en fait se contenter de l’ordinaire. À commencer par Shirley qui s’étourdit de plaisirs charnels comme pour mieux faire oublier son sein tatoué par son père depuis l’enfance d’un mot obscène, « macchabée ».
Tout semble inamovible dans ce pays perdu peuplé de vieux adolescents qui trompent leur mal d’être dans les beuveries et les jeux interdits, jusqu’à l’arrivée de Clermont dans une ferme à l’abandon. Après la mort brutale de sa femme, il ne pense qu’à se replier sur lui-même, dans un face à face avec Pascale, sa fille de onze ans. Pourtant Shirley parvient à forcer le mutisme de Clermont et va provoquer l’amour, source de tous les bouleversements à venir.
Dans ce théâtre-récit de Daniel Danis, il y a la chair si facilement avilie et surtout ces âmes à jamais tatouées par les cruels caprices de la vie, par le piétinement d’une société aux horizons bouchés ou par la violence aveugle qui, sans crier gare, détruit l’être aimé. Chaque voix du quatuor instaure son propre espace lyrique : Shirley, Coco, Clermont et Pascale se racontent et se répondent au comble de l’urgence dans l’entrelacs d’images éruptives et de paroles incandescentes.
Ces êtres se mesurent à un destin amoureux où se mêlent l’énergie chaotique des éléments naturels et les figures inquiétantes d’un ordre social.
Le fil fatal du tragique se trame.
Après CELLE-LÀ, la pièce précédente de l’auteur québécois qui vit au Saguenay, CENDRES DE CAILLOUX continue de fouiller là où ça fait mal, à travers une sensibilité d’écorché vif.
Danis, qui est également sculpteur, s’emploie par l’écriture poétique à « gratter jusqu’à la moelle » l’illusion d’une existence pacifiée, loin des dialogues banalisés par les drames domestiques qui épuisent toute grandeur et ne proposent que des ersatz d’émotions. Avec les quatre personnages-coryphées de cette œuvre bouleversante, la scène est dès lors sommée de reconquérir sa fonction radicale de dire, sans ménagement, mais toujours en tension, les mystères infinis d’Éros et de Thanatos.
Gilbert David
Préface de la publication de la pièce CENDRES DE CAILLOUX parue aux éditions Actes Sud-Leméac en 1992