Billetterie

Samuel Beckett

Oh les beaux jours

Retour à la pièce

La légende veut que Samuel Beckett soit né un Vendredi Saint, treizième jour du mois d’avril, vers trois heures en l’an de disgrâce 1906, au sein d’une famille protestante, à  Foxrock, en banlieue du Dublin de Joyce. Après des études en Irlande, il commence, vers l’âge de vingt ans, une errance qui le mènera à  parcourir les châteaux de la Loire (à  bicyclette), puis l’Italie pour enfin aboutir à  Paris où, à  22 ans, il se fera lecteur d’anglais à  l’École Normale Supérieure et chargé de cours à  la Sorbonne, pour voir le nombre de ses élèves fondre un à un jusqu’à  se réduire à quelques-uns.
 
Ami et collaborateur de Joyce, il s’engage dans la traduction d’Anna Livia Plurabelle, puis il publiera quelques essais et poèmes en anglais qui ne remporteront qu’un très, très mince succès, suite à  quoi il poursuivra son œuvre tantôt en anglais, tantôt en français, ne voulant pas, toujours selon la légende, écrire dans l’ombre de l’auteur d’Ulysse toute sa vie. Du français, sa « langue d’exil », Beckett raconte que c’est plus facile d’écrire sans style. Car à  cent lieues du Joyce omniscient, omni scribe, il se veut écrivain économe, au style dépouillé, nu, désœuvré. Durant les années 30, il survivra de traductions et poursuivra son errance entre Paris, Londres, Dublin et l’Allemagne.
 
L’année 1938 marque un tournant dans sa vie: il écrit un premier roman, Murphy (qui ne sera pas publié… avant 1947), il rencontre la pianiste Suzanne Dumesnil (qui deviendra sa femme dix ans plus tard) et il est poignardé, avenue d’Orléans, par un inconnu…
 
Lorsque la guerre éclate, Beckett, qui se trouve en Irlande au chevet de sa mère malade, rentre en France. Il préférait, dit-il, « la France en guerre à  l’Irlande en paix ». Partisan de la Résistance, il terminera la guerre réfugié dans le Vaucluse à  travailler la vigne, période qui lui inspirera la célèbre « route à  la campagne avec arbre  » de la pièce EN ATTENDANT GODOT. C’est là, à  temps perdu, qu’il donnera naissance au premier de ses clochards mythiques : Watt.
 
Au sortir de la guerre, l’écrivain a quarante ans et derrière lui plusieurs années d’errance, de détresse morale et financière et le poids d’une œuvre qui se cherche à  tâtons. Rentré à  Paris, il se consacrera désormais à  ce qui lui semble être sa source la plus précieuse : l’échec de sa vie.
 
Il écrit d’abord de  « brefs romans » (Premier Amour en 45, Mercier et Carnier en 46) et quelques nouvelles (L’Expulsé, le Calmant et la Fin en 47). Puis en 48 commence une intense période de création qui nous donnera, en moins de deux ans, l’essentiel de son œuvre romanesque (sa trilogie : Molloy, Malone meurt et L’lnnommable) et la plus grande œuvre dramatique du vingtième siècle : EN ATTENDANT GODOT, écrite en quelques mois, pour se détendre un peu … toujours d’après la légende.
 
Au début des années 50, la plupart des éditeurs parisiens refusent de le publier, et les directeurs de théâtre de monter son « GODOT », malgré les efforts incessants de sa femme qui tente désespérément de faire voir le jour à cette œuvre que le monde s’attarde à ignorer. Enfin en 51, les Éditions de Minuit publient Molloy et en janvier 53, Roger Blin met en scène EN ATTENDANT GODOT, dans un minuscule théâtre de Montparnasse : le Théâtre de Babylone.
 
Première pièce de l’ère atomique, « GODOT », fait l’effet d’une bombe. C’est le scandale et le triomphe de cette pièce qui assureront enfin une reconnaissance, bientôt mondiale (la pièce sera traduite en quarante langues), à celui que l’on a considéré comme le père du nouveau roman et du théâtre de l’absurde. Dès lors, Beckett se consacrera au théâtre. Reprenant les personnages secondaires du « GODOT », pour en faire ses personnages principaux, il écrit FIN DE PARTIE (54), puis par le même « procédé », il donne naissance à la Winnie de OH LES BEAUX JOURS (61), sans oublier la DERNIÈRE BANDE (58).
 
Puis, veillant lui-même à la traduction de la plupart de ses textes, il poursuivra son œuvre par une série de courtes pièces pour la scène (ACTES SANS PAROLES, COMÉDIE, VA ET VIENT, DIS JOE, etc.) ou pour la radio (TOUS CEUX QUI TOMBENT (56), CENDRES (59), PAROLES ET MUSIQUE (62), CASCANDO (63), etc.) où l’écriture  « scénique » se fait de plus en plus précise, exigeante, voire contraignante, écriture qui le mènera d’ailleurs à mettre lui-même en scène ses textes vers la fin des années soixante. En 64, il écrit et tourne Film avec Buster Keaton, le comique qui ne rit jamais et… qui ne voit pas toujours dans quel bateau il est monté!
 
Après la publication d’un recueil de poèmes et de quelques nouvelles (Le Dépeupleur, Têtes mortes, Imagination morte imaginez, etc.), il recevra, en 69, le prix Nobel de la Littérature alors qu’il se cache, allergique au succès, quelque part en Tunisie. Il n’ira pas à Stockholm chercher son prix qu’il versera à des œuvres de charité. Peu à peu, ses écrits se feront rares (Comment c’est, Pour en finir encore et autres foirades, Pas, Quatre esquisses, Compagnie, Mal vu Mal dit) jusqu’en 81 où il publiera plusieurs courtes pièces qui seront créées à Paris en 83 (CATASTROPHE, L’IMPROMPTU D’OHIO, BERCEUSE, etc.).
 
Samuel Beckett est mort le 22 décembre 89 dans un hôpital parisien des suites de troubles respiratoires, après avoir publié, quelques semaines auparavant, un ultime court texte: SOUBRESAUTS.
 
L’auteur de la pièce OH LES BEAUX JOURS, qui a dit que sa vie n’aura été qu’une tache sur le silence, est le plus grand auteur de théâtre de la fin du millénaire. Peut-être le plus grand auteur point. Peut-être le dernier aussi. Avec Beckett, il ne reste plus rien à dire. Plus rien à révéler. A découvrir. Le verbe s’est désincarné. Il ne reste que la voix, qui s’acharne, à trouver un sens, puis le sens ne se trouvant pas, la voix s’égare et se perd, poursuivant inlassablement son errance, à la recherche d’une autre voix, qui cherche, elle aussi.
 
Les premiers personnages de Beckett sont des errants, Ulysse sans Ithaque. Leur odyssée (quand ils se déplacent) ne les mène nulle part et ils arrivent mal à nous raconter comment ils y sont arrivés. Les personnages de ses derniers textes sont toujours des errants (quand ils arrivent à  bouger), mais maintenant allongés dans la boue, et qui, grattant le sol à  la recherche d’un autre, se meurent d’épuisement et d’incompréhension. Comme ces milliers de Roumains trouvés morts le jour de son décès dans le charnier que l’on sait. En silence.
 
Pendant un demi-siècle, la voix de Beckett ne s’est jamais éteinte. Après les grandes œuvres romanesques et théâtrales, elle s’est sans doute faite de plus en plus rare, mais elle ne s’est jamais tue, tentant toujours de dire et de redire courageusement ce dénuement de l’homme, ce vide de l’existence, cette tragédie grotesque du malheur humain où il ne se passe rien d’autre que l’horreur, l’insignifiance, l’incompréhension, le vieillissement et la déchéance. Avec humour et tendresse aussi. Heureusement.  « Au commencement était le calembour », ironisait-il.
 
Beckett avait le courage de son œuvre marqué durement sur son visage. Ce visage d’aigle, ridé comme une carte routière mille fois dépliée par le voyageur à  la recherche du sens. Un visage durci d’avoir erré jusqu’au fond de cet « air plein de nos cris » où « l’habitude est une grande sourdine ». Un visage amer d’avoir rencontré l’échec de l’expérience humaine et d’y avoir consacré toute sa vie, entre la tendresse et le désarroi, l’inquiétude et le désœuvrement, la solitude et l’épuisement, avec un génie impitoyable.
 
Mais Samuel Beckett peut dormir en paix, c’est fini maintenant. Bien fini. Et seuls avec son œuvre, le génie fatigué et l’imagination à moitié morte, nous continuerons à  chercher le courage de vivre. Oh les beaux jours…
 
 

– Dominic Champagne