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Jon Fosse, Beckett et Maeterlinck – Les affinités électives

UBU compagnie de création

Entretien avec Denis Marleau réalisé par Bernard Debroux, pour la revue Alternatives théâtrales 106-107, 2011

 
 

Bernard Debroux : Comment as-tu rencontré l’œuvre de Jon Fosse et qu’est-ce qui t’a attiré dans son écriture?
 
Denis Marleau : J’ai reçu un jour de l’Arche éditeur deux ou trois de ses pièces sous forme de manuscrit qui étaient encore en projet de traduction. D’une seule traite j’ai lu QUELQU’UN VA VENIR qui m’a beaucoup impressionné par son écriture essentialiste et musicale. À ce moment-là,  j’arrivais à la direction du Théâtre français au Centre national des Arts d’Ottawa et lorsque j’ai voulu demander les droits pour la mettre en scène, Claude Régy les avait déjà réservés et j’ai dû remettre ce projet à plus tard, soit en 2002.

 
 
B.D. : … après avoir vu la mise en scène de Claude Régy…
 
D.M. : En effet, et j’ai forcément monté la pièce comme une réponse ou une réaction à partir de ce que j’ai éprouvé autant comme spectateur que comme lecteur.
 
Je crois que ce m’a touché plus intimement chez Jon Fosse, c’est son imaginaire issue du puritanisme, qui semble être le fond inconscient de son écriture. Pour moi c’est une dimension que je rattache aussi à ma culture nord-américaine qui a aussi des origines puritaines et qui historiquement viennent d’Europe du nord.
 
 
B.D. : Il dit d’ailleurs lui-même qu’il est très influencé par le protestantisme…
 
D.M. : Effectivement, et j’ai lu sa pièce en l’imaginant dans un contexte puritain qui me reconduisait vers l’esthétique minimaliste de la Nouvelle-Angleterre où j’avais déjà inscrit le  WOYZECK de Büchner, cette autre histoire de jalousie que j’ai montée au National en 1994. Je ne savais pas alors que Jon Fosse était travaillé par cette pensée protestante. J’ai appris seulement plus tard que lui-même se considérait un peu comme un « quaker » et qu’il avait été très marqué par cette culture puritaine. Pour QUELQU’UN VA VENIR, s’est donc assez vite imposée l’image d’une architectonique trouée qui est devenue un décor en bois sur un plateau tournant. Une ossature de maison posée sur un plan légèrement incliné qui pivotait, modifiant les angles et les perspectives sur celle-ci et qui lui conférait une certaine instabilité. Une sorte de maison ouverte aux regards et aux courants d’air, isolée comme une île; un lieu à la fois en friche et en déconstruction, accessible par des passerelles en bois. Les mêmes qui mènent au bord de la mer, en Nouvelle-Angleterre. Comme dans INTÉRIEUR de Maeterlinck que j’avais monté un an avant, je ressentais le besoin de ce regard qui perce les murs, de rendre fragile ce refuge, cette protection illusoire qu’est la maison pour les personnages, qui restent malgré tout habités par des peurs irrationnelles et des pensées obsessionnelles.
 
 

B.D. : Qu’est-ce qui différenciait ton approche de celle de Régy?
 
D.M. : Si je reste toujours impressionné par l’art de la mise en scène de Régy et particulièrement sa manière de composer l’espace avec les lumières, je me sens moins concerné par son rapport au temps, par sa manière de dilater la représentation. Ceci dit, je pars nécessairement de là où je suis, de chez moi où mes référents ne sont pas les mêmes et surtout en ce qui concerne le jeu et le rapport à la langue. Cette mélancolie qui envahit le texte de Jon Fosse, je n’avais pas envie de la faire entendre comme un rituel ou une liturgie mais plutôt comme une difficulté réelle du personnage à passer à l’acte. Évidemment, son écriture représente tout un enjeu pour le comédien qui doit opérer un micro-dépliage interminable de sa partition, et qui semble avancer et reculer à la fois dans un état où « on meurt de ne pas mourir »…
 
 

B.D. : C’est une langue théâtrale mais en même temps très poétique.
 
D.M. : Poétique, oui, mais il faut essayer de la rendre vivante, sensitive, et ne pas la  sur-jouer  ou la sur-musicaliser.
 
 

B.D. : On peut faire un rapprochement avec LES AVEUGLES, que tu mets en scène à la même époque. L’utilisation des technologies empêche évidemment le sur-jeu. Cela m’avait beaucoup frappé, car Maeterlinck peut facilement nous entraîner dans un univers en peu éthéré…
 
D.M. : Si le texte comporte des répétitions, des reprises ou des codas, cela doit s’inscrire sur scène dans une recherche de vérité, par un partage des voix qui doit faire entendre ses plus fines modulations, ses plis et ses replis sans pour autant surimprimer une autre musique.
 
 

B.D. : Comment a été reçue la pièce à sa création?
 
D.M. : À Ottawa, le spectacle a été mal accueilli, à la différence de Montréal où il fut beaucoup mieux compris lors de son passage à l’Usine C.  Au Centre national des Arts, on m’a reproché d’avoir créé le spectacle sur le grand plateau du théâtre de 800 places et non au Studio où on programmait traditionnellement les créations contemporaines. Moi, j’avais besoin de ce vide, d’un grand espace pour faire entendre cette respiration du texte, pour donner à voir ce lieu qu’on tente d’habiter et puis qu’on quitte.
 
 

B.D. : Sans doute la pièce apportait-t-elle aussi quelque chose qu’on n’avait peu entendu, une radicalité, une économie de mots qui la rend provocante…
 

D.M. : C’était la première fois chez nous et peut-être même en Amérique que Fosse était entendu et pour le public d’abonnés du Théâtre français où je venais d’arriver, c’était effectivement une expérience radicale. De plus, la presse à Ottawa a manifesté beaucoup d’incompréhension et de réserve à l’égard de son écriture, ne voyant aucun intérêt pour cette dramaturgie avec ses répétitions de mots, l’absence d’action ou de psychologie apparente…
 
 

B.D. : En tout cas, ça ne t’as pas découragé de retrouver l’écriture de Jon Fosse deux ans plus tard et de mettre en scène DORS MON PETIT ENFANT que tu as accroché aux AVEUGLES. La pièce fait partie du cycle des trois pièces que tu as rassemblé dans le cycle des  Fantasmagories technologiques.

 

D.M. : Un cycle qui était pour moi une trilogie de l’absence, celle du comédien qui jouait en différé par le biais de la vidéo projeté sur des masques ou des effigies. Il s’agissait aussi d’établir un parcours pour le spectateur à travers trois installations et trois textes : ceux de Fosse, Beckett et Maeterlinck.  Plus tard, j’ai présenté DORS MON PETIT ENFANT et LES AVEUGLES en diptyque, notamment à Bergen. Jon Fosse qui y a assisté   aurait déclaré à une de mes actrices qu’il comprenait enfin le lien qu’on établissait souvent entre son œuvre et celle de Maeterlinck.
 
 

B.D. : Comment est né ce projet de cycle des Fantasmagories technologiques?
 
D.M. : Pour moi c’est un point de vue condensé du théâtre moderne à partir de certaines sources qui m’ont  particulièrement inspiré, du symbolisme de la fin du 19e siècle en passant par le théâtre du milieu du 20e siècle jusqu’à une écriture d’aujourd’hui. C’est une sorte de voyage dans l’expérience humaine, à travers les voix de trois auteurs aux affinités électives…
 
C’est vraiment passionnant de voir comment s’est tissé entre eux tout un réseau de liens, de correspondances, d’effets de miroir, de projections dans le temps avec leurs motifs, leurs thèmes et obsessions, leurs idées fixes. Parfois on trouve même des phrases toutes faites qui traversent les trois œuvres!  Ces auteurs partagent aussi un lexique très simple tout en ayant une grande conscience structurelle.

 
 
B.D. : On retrouve dans les trois pièces le rapport à la mort, la question du double…
 
D.M. : Où sommes-nous? D’où venons-nous et où allons-nous? Et qui sommes-nous? Qui est-ce qui nous regarde? Qui est-ce qui nous entend? Toutes ces questions se répètent et voyagent d’une pièce à l’autre. Trois pièces qui questionnent le statut du personnage, sa représentation même et ainsi la position du spectateur.
 
 

B.D. : Et ce qu’on retrouve dans tes trois mises en scène, c’est l’utilisation de moyens technologiques pour travailler ce rapport entre l’animé et l’inanimé.
 
D.M. : C’est aussi le rapport au corps qui n’existe plus ou pas encore. Par exemple, DORS MON PETIT ENFANT est pour moi un récit des limbes; un poème dramatique qui joue une sorte de lieu d’avant la naissance. Après avoir créé LES AVEUGLES, j’avais envie de poursuivre cette exploration, de voir  comment pouvaient s’y rattacher d’autres dramaturgie avec la vidéo, comme solution plastique et scénique. Pour COMÉDIE de Beckett c’était évident avec ses jeux de projecteurs orchestrant la représentation, et d’une certaine façon, ma démarche s’inscrivait aussi dans la logique expérimentale de Marin Karmitz qui avait réalisé l’œuvre pour le cinéma en 1966. Des icônes statufiées condamnées à ressasser des fragments du discours amoureux à l’infini, dans une vitesse effrénée… Mais la rencontre avec Jon Fosse et ce court texte en particulier, m’a vraiment donné envie de voir comment on pouvait le relier à l’expérience des AVEUGLES. Finalement, cela s’est fait très simplement : en déposant trois petites poupées sur une tablette dans un univers tout blanc qui venait jouer l’envers du décor des AVEUGLES, qui est un lieu où se termine la vie, où s’effectue un passage. DORS MON PETIT ENFANT c’est un autre passage, c’est celui vers la vie, à partir d’un lieu d’incertitude, un lieu de tous les possibles.
 
 

Entretien réalisé à Montréal en mai 2010