En 1980, Rachel Laforest écrit « Autobiographie ». Elle s’adresse à son ami, l’écrivain Pierre Vadeboncoeur, pour contextualiser les lettres échangées avec Paul-Émile Borduas. C’est dans une langue chargée d’émotion qu’elle raconte le parcours de sa vie.
Rachel se marie en 1947 et part habiter à Paris avec son conjoint qui a obtenu une bourse d’études, puis revient à Montréal en 1948. Elle rencontre alors Borduas dans son atelier de St-Hilaire alors qu’elle accompagne son mari.
C’est de cette façon que Rachel Laforest joint le groupe des automatistes. Elle affirme que si elle avait été à Montréal au moment de sa parution, elle aurait signé le Refus global. Dans le groupe, elle a l’impression d’être considérée comme une bourgeoise, jusqu’à sa participation à la manifestation au Musée des beaux-arts où le groupe s’oppose au refus du musée d’accepter les toiles des automatistes.
Rachel se souvient du climat d’effervescence de l’époque, particulièrement au « Salon des Refusés ». Elle développe sa vision du monde de l’art. Pour elle, la controverse et la discussion sont bénéfiques.
En 1949, Rachel donne naissance à un fils, Pascal : « Désormais, ma vie c’est mon enfant […] »1 Elle écrit : « Je me consacre à mon fils jour et nuit, le reste tombe dans un grand trou noir. »2 Cependant, Rachel et son mari vont fréquemment voir Borduas : « Pendant ces mois presque insupportables, une éclaircie: les visites que nous faisions à Borduas. »3
Le mari de Rachel la quitte à l’été 1950 et elle est contrainte d’habiter avec son fils dans le sous-sol du logement de ses parents sur le boulevard Mont-Royal, à Outremont. Elle est en quelque sorte sous la tutelle de ses parents. Rachel écrit: « L’horizon est fermé pour moi, j’ai cent ans et je voudrais mourir. Mais Pascal est là et je dois vivre pour lui. En même temps, j’éprouve un immense soulagement : enfin! un peu de paix […] »4 Pour Rachel, la maternité est une vocation. En outre, Rachel Laforest a un « besoin presque maladif de solitude. »5
Cloîtrée chez elle, elle vit « dans le rêve et [s’]évade en lisant des tonnes de livres. »6 Elle est abonnée aux Temps modernes, la revue de Sartre et Simone de Beauvoir. C’est dans ce contexte que Rachel Laforest acquiert une bonne partie de sa culture, en autodidacte.
Dans les mêmes années, Paul-Émile Borduas et sa femme se séparent et il s’installe à New York.
Les années passent sans que Rachel et Borduas se voient. Jusqu’au jour où Rachel rencontre Paul dans un restaurant à Montréal. « Deux jours plus tard, je reçois une lettre de lui. Ce sera la première d’une longue correspondance qui se termina à sa mort. »7
En 1954, Rachel et sa sœur voyagent jusqu’à New York. L’amoureuse peut consacrer quelques jours à Paul. Dès son retour à Montréal, les déchirements commencent. Rachel est divisée entre son désir de maternité et son désir d’amour.
Le chemin de la correspondance entre Rachel et Paul est laborieux. Les lettres de Paul arrivent à l’adresse des parents de Rachel où une idylle avec le peintre est très mal vue. Ce serait une « calamité » répète sa mère. Quand Rachel réussit à voir Paul, c’est seulement en secret.
En 1955, Paul-Émile Borduas quitte New York pour Paris. Rachel et lui caressent le rêve de s’y unir. Cependant leurs situations financières respectives et la famille de Rachel sont autant d’obstacles à leur union.
Depuis plusieurs mois, voire quelques années, la santé de Paul-Émile Borduas s’affaiblit. En février 1960, il décède. Rachel écrit : « Je crois qu’il est mort seul et cela me désespère quand j’y pense. »8
C’est encore en secret que Rachel vit son deuil : « […] Pendant ces semaines d’enfer, j’attendais toute la journée que la nuit arrive, alors je pouvais pleurer en toute liberté et me défouler un peu. Je vivais comme une alcoolique, vingt-quatre heures à la fois […], tapie dans mon coin comme une bête dans son antre. »9
Le temps apaise sa souffrance. Travailler comme guide bénévole au Musée des beaux-arts l’aide à surmonter l’épreuve, elle y est dans son élément. Par la suite, elle occupe un emploi intéressant et valorisant au Y des femmes.
À partir de la fin des années 60, Rachel s’implique dans des partis politiques progressistes et des organisations communautaires. La vie poursuit son cours et à travers le temps, Rachel sera toujours liée à son correspondant.
LA DÉCOUVERTE DES LETTRES
Suivant les volontés de Rachel Laforest, à la suite de son décès le 18 janvier 2011, Pascal Laforest découvre les lettres de Borduas dans une petite boîte de métal. C’est ainsi que Rachel a choisi que son fils découvre l’amour entre elle et Borduas. La valeur historique de ses lettres, Rachel la connaissait.
RÉSUMÉ DES CORRESPONDANCES
Rachel Laforest et Paul-Émile Borduas s’écrivent du 6 juillet 1954 au 18 décembre 1959. Leur correspondance est composée de plus d’une centaine de lettres, dont cinquante de Rachel et quarante-huit de Paul ont été conservées. Certaines sont perdues ou sans date et laissent des absences dans l’histoire. Une partie du secret demeure. Les lettres de Rachel à Borduas sont retrouvées par hasard quelques années après la mort de celle-ci.
Peu de temps après la rencontre au restaurant, Paul écrit à Rachel et ne lui cache pas son intérêt : « J’ignore pourquoi, depuis cette rencontre […] je désire si ardemment vous revoir. Je sens dans l’air, entre vous et moi, mille courants qui m’attirent. »10 Leur amour se dessine grâce à l’écriture.
En voyage à New York avec sa sœur, Rachel en profite pour visiter Paul et ils passent ensemble des heures « exquises »11. Puis elle retourne à Montréal, où elle se contente de rêver, de se souvenir. Lui, il est anéanti de la savoir loin et en désire plus.
Elle a une vision originale de l’amour : « Déjà dans votre dernière lettre vous parlez divorce et remariage alors que je vous ai clairement exprimé là-bas l’impossibilité pour moi, après 5 ans de célibat, de reprendre la vie commune avec qui que ce soit. Je crois que l’existence quotidienne à deux devient vite lourde et mesquine si elle n’est pas coupée de longs moments de solitude. »12
Elle invente une solution : « Un amour où n’entrerait ni promesse, ni engagement, ni date fixe, ni limites géographiques!! »13 Les règles du jeu sont posées.
Mais la difficulté ne se fait pas attendre. Rachel envoie une missive à Paul : « Pourquoi le souvenir de vos caresses me fait-il tant de mal? »14
En 1955, Paul part pour Paris, ville qu’elle adore. Il marche dans les mêmes rues qu’elle à quelques années de différence. Il voudrait qu’elle le rejoigne.
Paul écrit à Rachel : « Vous et moi nous sommes des imbéciles de tenter l’impossible. Un fils n’est pas suffisant à une jeune et jolie femme et la peinture n’est pas suffisante à un vieux monsieur grincheux torturé par le remords des péchés qu’il n’a pas commis. »15
La distance physique s’ajoute à leurs difficultés. Dans une lettre du 29 mai 1956, Rachel demande : « […] que devient une correspondance outre-Atlantique? »16
La même année, Paul commence à évoquer des problèmes de santé. Son moral est mauvais : « Je rêve d’épuiser la vie et c’est la vie qui m’épuise. »17 Il réitère sa proposition à Rachel. Ne pourrait-elle pas venir vivre avec lui et son fils à Paris? Tout les sépare : l’argent, les parents de Rachel, la présence de son ex-mari à Paris… « Quelle malédiction d’être trop sage! », écrit-elle.18
À Montréal, Rachel prend soin de son enfant : « Je n’ai pas fini de jouer les infirmières. […] Sans lui, j’aurais l’insupportable sentiment d’être absolument inutile ici-bas. (…) Je me contente de la liberté « intérieure », celle dont on jouit même en prison. »19
À Paris, les toiles de Borduas sont finalement exposées dans une première exposition particulière. Puis le 18 décembre 1959, la correspondance s’arrête brusquement. Quelques semaines plus tard, le 22 février 1960, Paul meurt. De sa dernière lettre, aujourd’hui perdue, Rachel se souvient des derniers mots de Paul : « s’aimer vraiment » et « la vie, quel gâchis. »20
– Alice Tixidre
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1. LAFOREST, Rachel, « Autobiographie », Aller jusqu’au bout des mots, p.131
2. Ibid. , p. 132
3. Ibid. , p. 133
4. Ibid. , p. 138
5. Ibid. , p. 139
6. Ibid.
7. Ibid. , p. 141
8. Ibid. , p. 155
9. Ibid. , p. 158
10. BORDUAS, Paul-Émile, LAFOREST, Rachel, « Correspondance », Aller jusqu’au bout des mots, p. 25-26
11. Ibid. , p. 38
12. Ibid. , p. 46
13. Ibid. , p. 47
14. Ibid. , p. 54
15. Ibid. , p. 79
16. Ibid. , p. 82
17. Ibid. , p. 88
18. Ibid. , p. 90
19. Ibid. , p. 105, 106
20. Ibid. , p. 122