Billetterie

Témoignage de Mireille Tawfik

Sentinelle #1 : Pour la transformation

Retour à la Sentinelle #1

LE SILENCE NE NOUS PROTÉGERA PAS

 

 

 

 

« Le silence ne nous protégera pas », dit Audre Lorde.

« Mais la parole ne nous protégera pas non plus. Pas nécessairement. Pas toujours. Il existe des dangers à prendre la parole, et ces dangers pèsent particulièrement sur certains corps et certaines voix »,

rétorque Alexandra Pierre.

 

Les personnes invitées à prendre parole le 3 décembre à l’ESPACE GO étaient à l’image des femmes réunies par Emeline Goutte pour réfléchir cette sentinelle. Notre première rencontre d’idéation a fait surgir autant de préoccupations que de femmes présentes :

 

 

la décolonisation

l’espoir d’une vision du monde plus complexe enrichie par les différents héritages qui composent notre société

l’épuisement des militantes

le besoin d’actions concrètes

le besoin de ressourcement

de sororité

d’ancrage dans le corps

les impacts d’une solidarité à la Moose Hide Campaign

la nécessité de l’implication des personnes en position de pouvoir dans la reconnaissance des problèmes et dans la recherche de solutions

la nécessité de repenser nos façons de faire

« for the master’s tools will never dismantle the master’s house »

 

« Où sont les hommes? »

« S’ils avaient été là, on se serait censurées… »

 

Repenser

 

Avec l’autre 50 %

Avec le 33 %

Avec le 2,3 %

 

La journée s’est ouverte sur une performance de Soleil Launière ou comment est-il possible de s’entendre soi-même dans le brouhaha de nos vies éditorialisées par les médias et les réseaux sociaux.

 

À cela, Kama La Mackerel a répondu

en plongeant à l’intérieur

pour réfléchir aux récits que l’on porte et à la possibilité d’une transformation personnelle comme point de départ à la révolution.

 

Alexandra Pierre nous a parlé du sens que peut prendre une prise de parole et de l’impact de notre position sociale et des rapports de pouvoir sur la réception de cette prise de parole. Elle nous a donné l’exemple des blackfaces, dont la portée a encore été sous-estimée récemment lorsque Marilou Craft en a critiqué l’apparition au Rideau Vert ou lorsque des photos de notre premier ministre, le visage et les mains maquillés en brun, sont ressorties lors des élections de 2019. Alexandra nous a rappelé l’origine des blackfaces, et ce faisant, elle a dépeint une partie de l’historique des rapports de pouvoir liés à la scène théâtrale au Québec. J’ai alors pensé au fait que lorsqu’on nous invite, femmes racisées, à prendre la parole, à siéger sur un CA, à participer à un comité consultatif, à créer, on s’attend à une réponse positive et enthousiaste. C’est ce qu’on voulait, non ? Pourtant, la question est la suivante : si tu m’invites à prendre place autour de la table, es-tu prêt·e à accueillir ce que j’aurai à dire et le poids de l’histoire qui me suit comme un boulet ? Sommes-nous prêt·es à repenser nos façons de faire ? Parce qu’une présence diversifiée, dans tous les sens de ce mot, implique de repenser les contenants, les contenus, les porteur·ses de projet, les structures décisionnelles, etc. Si la réponse est non, ne vous surprenez pas que certain·es d’entre nous préfèrerons alors rester en silence ou en sécurité.

 

La parole courageuse et créative d’Alexandra Pierre était suivie du repas plein de cœur et de saveur de Saïra Amin, une des cheffes de Food’elles.

 

Enfin venait le temps de participer à l’atelier que nous avions choisi. J’avais choisi le forum ouvert animé par Anne-Laure Mathieu et Yohayna Hernández. Anne-Laure nous a expliqué qu’il s’agissait de faire confiance aux personnes présentes pour identifier les besoins et imaginer les solutions.

 

Le sujet n’avait donc pas été ciblé d’avance.

La discussion s’est tournée vers des questions de prévention et de soutien aux victimes.

Comment aborder les violences à caractère sexuel sur scène pour le jeune public?

Comment aborder les rapports de genre avec nos enfants?

Est-ce acceptable de donner le titre de héros à une personne reconnue pour avoir agressé des enfants?

Comment aborder la violence envers les femmes au sein de nos familles où ces réalités prennent parfois naissance?

Comment prendre soin des victimes autour de nous?

Comment les accueillir?

Les croire, c’est sûr. Recevoir la parole.

 

 

« Hold the space », comme disait Lisa Ndejuru.

Mais encore.

 

Nous avons enfilé des billes et des bouts de cuir dans des cordes, enfilé les questions qui nous ont mené·es là, dans le costumier d’ESPACE GO, coupé·es du monde, coupé·es du reste de la sentinelle, pour mieux plonger à l’intérieur de nous, pour mieux nous entendre.

Les cercles de fermières font ça aussi : occuper les mains et libérer la parole.

Elles le font en présentiel et se donnent au passage des conseils de tricot, de crochet. Elles ne tricotent pas sur Facebook car, à un moment, pour repenser les choses autrement, il faut interrompre nos roues personnelles et être là ensemble.

 

Cet espace ouvert était une bouffée d’air nécessaire dans la formule cadencée : performances, conférences, dîner, ateliers. Comment repenser le monde à l’intérieur de ces espaces où la parole reste trop souvent prise dans la gorge ou sur un post-it…? Où l’on retrouve la position passive de l’élève docile? Comment transformer le statu quo? Pendant la pandémie, nos faux réseaux nous auront tout de même permis de nous rassembler entre femmes pour nous confier et nous accueillir jusqu’à ce que des plaintes forcent ces groupes à fermer. L’ACT, le CQT, les écoles de théâtre, les centres d’auteurs ont mis des mesures en place.

Carolanne affronte la machine seule.

Je dois être plus patiente, m’impliquer davantage, être plus pragmatique… peut-être.

Est-ce qu’être une femme racisée fait automatiquement de moi une militante? Non.

Si je vois les iniquités, est-ce que les dénoncer suffit?

 

Le 3 décembre, en enfilant des billes, en plaçant des haricots à germer dans des pots Mason, tout à coup, je n’avais plus peur, je n’étais plus lasse, je ne me sentais plus si impuissante ni profondément seule, je n’avais plus du tout l’impression que je ne serais pas entendue. Et la parole a coulé comme si j’étais entourée de vieilles amies de toujours. C’est vrai, nous n’étions que sept et n’avions pas de grandes décisions à prendre, mais quand même. C’est vrai, cela n’a duré que deux heures, mais quand même. La qualité de la présence et de l’écoute sortait de l’ordinaire, et cela n’est pas banal.

 

Les trois règles d’un forum ouvert sont :

 

-Les personnes présentes sont les bonnes.

 

-Ça commence quand ça commence.

 

-Ça finit quand ça finit.

 

Et nous n’avons pas vu le temps passer.

 

Deux heures.

 

Avec mes sœurs.

 

Comment reproduire ce sentiment d’être entouré·es de nos sœurs? D’être accueilli·es? D’être suffisant·es pour réfléchir ensemble à de nouvelles façons de faire? Comment développer l’habitude de mettre en place des espaces (dans nos réunions, dans nos salles de répétition, dans nos écoles) où, entouré·es de personnes en chair et en os et non d’un musée de réussites personnelles ou de noms aux valeurs définies, nos paroles, enfin, ont toutes la même valeur? Comment nos paroles peuvent-elles traverser les murs de la sentinelle et infiltrer les autres pièces de nos bâtisses fraîchement rénovées, où se prennent des décisions qui régissent nos corps, accueillent l’un·e et cantonnent l’autre à son espace privé? Donne carte blanche à l’un·e et entrée balisée à l’autre? Est-ce possible? Y croyons-nous?

 

Alok Vaid-Menon nous rappelle que l’Autre, la femme, la personne racisée, la personne non binaire, la personne trans, que l’Autre n’est pas une menace. La menace réelle est le système qui nous fait croire que l’on appartient à une catégorie bien définie, alors que nous sommes des êtres complexes brandissant des identités parcellaires, l’un·e contre l’autre, pour défendre notre droit d’exister, d’être entendu·e, d’être vu·e. Face à l’invisibilisation, face aux mécanismes de la société qui absorbent, consomment en parties détachées et gardent à l’écart dans un réflexe de protection, la personne marginalisée est forcée de prendre conscience de cette partie de son identité qui diffère. Iel s’expose, ce faisant, à la marchandisation de sa marginalité, iel devient une marchandise que l’on possède ou brandit quand cela nous convient… à la fin d’une soirée trop arrosée, sur une affiche de spectacle. Près de deux siècles après l’abolition de l’esclavage, quatre-vingts ans après l’octroi du droit de vote aux femmes, alors que la Loi sur les Indiens réglemente encore les vies des communautés autochtones et qu’encore dix-sept femmes sont décédées au Québec sous les coups de leur conjoint en 2021, nous devons rappeler à la société que NOUS NE SOMMES PAS DES BIENS MEUBLES.

 

Bien que la route demande davantage à être repensée que tracée dans l’empreinte de vieux sillons, bien que le temps ne soit pas encore aux célébrations, je terminerai quand même en levant mon verre comme nous l’avons fait pour clore la sentinelle ce 3 décembre dernier.

 

Je lève mon verre aux nouvelles discussions et à la refonte de nos modèles à penser.

 

Je lève mon verre à la multiplication des espaces sécuritaires où l’on peut renoncer à nos identités parcellaires, abaisser les barrières pour faire émerger une parole libérée jusqu’à ce que la société en entier devienne un espace sécuritaire qui puisse accueillir nos récits, aussi divers soient-ils, en faisant résonner ce « je t’entends, je te crois ». Notre société, nos médias, nos réseaux sociaux, tel un immense Gender B(l)ender. Mon corps, comme un espace sécuritaire pour m’accueillir et accueillir l’Autre.

 

Je lève mon verre à une présence masculine qui ne gênerait plus l’émergence de la parole.

 

Je lève mon verre à l’anéantissement de nos oppressions intérieures et extérieures.

 

Je lève mon verre à la richesse de nos héritages et de nos identités.

 

 

 

Mireille Tawfik
5 janvier 2022

 

 

Pour consulter le témoignage d’Alice Tixidre